"Montecore, un tigre unique" - Jonas Hassen Khemiri
"Quelqu'un comprendra-t-il jamais une histoire qui n'est pas la sienne ?"
Me contenter, pour vous parler de "Montecore, un tigre unique", d'en raconter l'histoire, aurait été assez simple, mais cela n'aurait pas rendu justice à ce premier roman de Jonas Hassen Khemiri, dont tout l'intérêt réside dans la manière dont il met cette histoire en scène.
Il utilise un procédé qui, sans maîtrise, aurait pu virer au n'importe quoi, mais qui en l'occurrence est ici admirablement exploité.
Il utilise un procédé qui, sans maîtrise, aurait pu virer au n'importe quoi, mais qui en l'occurrence est ici admirablement exploité.
"Montecore, un tigre unique" se présente en réalité comme l'ébauche d'un roman. C'est du moins ainsi qu'il est présenté par Kadir, le personnage à l'origine de ce projet d'écriture. Celui-ci prend contact par courrier depuis sa Tunisie natale avec Jonas, qui vit en Suède, fils de son ami d'enfance Abbas, qu'il n'a pas vu depuis des années.
Nous apprenons par ces lettres que Jonas, brouillé avec son père, n'a plus de ses nouvelles non plus, et qu'il vient de publier un premier roman salué par la critique. C'est la raison pour laquelle Kadir lui propose le marché suivant : en échange d'informations sur le passé de son père, Jonas devra, en y ajoutant ses souvenirs, élaborer un récit inspiré de l'existence d'Abbas, depuis son arrivée, orphelin, chez la grosse Charifa (où il fit la connaissance de Kadir), aux années où, marié à une suédoise et vivant à Stockholm, il fit tout pour s'y intégrer, en passant par la période de ses débuts comme photographe dans la Tunisie des années 70. Le roman en question se construit ainsi partiellement sous nos yeux, brossant peu à peu, par facettes, le portrait d'une famille que l'immigration a marquée du sceau de la différence...
Nous apprenons par ces lettres que Jonas, brouillé avec son père, n'a plus de ses nouvelles non plus, et qu'il vient de publier un premier roman salué par la critique. C'est la raison pour laquelle Kadir lui propose le marché suivant : en échange d'informations sur le passé de son père, Jonas devra, en y ajoutant ses souvenirs, élaborer un récit inspiré de l'existence d'Abbas, depuis son arrivée, orphelin, chez la grosse Charifa (où il fit la connaissance de Kadir), aux années où, marié à une suédoise et vivant à Stockholm, il fit tout pour s'y intégrer, en passant par la période de ses débuts comme photographe dans la Tunisie des années 70. Le roman en question se construit ainsi partiellement sous nos yeux, brossant peu à peu, par facettes, le portrait d'une famille que l'immigration a marquée du sceau de la différence...
Le récit alterne ainsi entre les lettres de Kadir, accompagnées de "fichiers" relatant divers épisodes de la vie d'Abbas, et les souvenirs rédigés par Jonas, que Kadir commente ensuite.
Cette méthode narrative met le lecteur dans une position de remise en question permanente. En effet, les événements relatés sont ainsi abordés sous un angle différent selon l'intervenant (Kadir ou Jonas) qui les rapporte, et bénéficient parfois de deux versions quasiment opposées !
De plus, Kadir émaillant ses commentaires de considérations techniques littéraires, suggérant des embellissements de la vérité pour rendre le récit plus attrayant pour le lecteur, nous ne savons jamais de façon vraiment certaine où se situe la limite entre l'imagination et les faits réels. Et malgré tout, comme s'il louvoyait habilement entre relativité des souvenirs et nécessité fictionnelle, le roman se construit, tel un puzzle, sous nos yeux émerveillés...
Cette méthode narrative met le lecteur dans une position de remise en question permanente. En effet, les événements relatés sont ainsi abordés sous un angle différent selon l'intervenant (Kadir ou Jonas) qui les rapporte, et bénéficient parfois de deux versions quasiment opposées !
De plus, Kadir émaillant ses commentaires de considérations techniques littéraires, suggérant des embellissements de la vérité pour rendre le récit plus attrayant pour le lecteur, nous ne savons jamais de façon vraiment certaine où se situe la limite entre l'imagination et les faits réels. Et malgré tout, comme s'il louvoyait habilement entre relativité des souvenirs et nécessité fictionnelle, le roman se construit, tel un puzzle, sous nos yeux émerveillés...
Il m'a semblé que l'auteur démontrait ainsi que la vérité ou les faits importent peu, finalement. Ce qui est intéressant, c'est l'interprétation de ces faits, passés par le prisme des fantasmes, des résonances et des émotions qu'ils ont laissé dans l'esprit des individus.
Ce que j'ai apprécié aussi, avec cette approche originale, c'est qu'elle donne au récit une dynamique particulière : le changement de ton, en fonction de qui s'exprime, y participe grandement. Et dans ce domaine aussi -celui du langage-, Jonas Hassen Khemiri est un virtuose. Les paroles qu'il prête à ses personnages sont riches d'enseignement quant à leur personnalité, mais aussi leurs influences culturelles ou sociales.
Quand c'est Kadir s'exprime, il le fait de façon souvent alambiquée, utilisant un langage parfois "fleuri", -oriental ?- voire suranné... mais le lecteur devine assez rapidement qu'il s'agit d'une ruse de la part du tunisien pour imposer plus facilement son point de vue, ou pour sermonner Jonas avec une sorte de retenue, en enrobant ses mots (comme lorsqu'il lui écrit : "range ta colère juvénile dans un coffre bancaire qu'on appelle "maîtrise de soi", par exemple !).
Précisons que nous n'avons pas connaissance des lettres que Jonas envoie à Kadir. Mais grâce aux réponses de ce dernier, nous savons qu'elles peuvent être parsemées d'insultes et de jurons, et que le jeune homme s'exprime avec fougue et colère, parfois dans un langage de "banlieue" que fait mine de ne pas comprendre Kadir.
Précisons que nous n'avons pas connaissance des lettres que Jonas envoie à Kadir. Mais grâce aux réponses de ce dernier, nous savons qu'elles peuvent être parsemées d'insultes et de jurons, et que le jeune homme s'exprime avec fougue et colère, parfois dans un langage de "banlieue" que fait mine de ne pas comprendre Kadir.
Ces différences linguistiques entre les deux correspondants sont le reflet de ce qui les sépare...
Pour Kadir, comme pour Abbas avant son départ pour la Suède, l'Europe -et l'occident en général- représentent l'Eldorado, le modèle à imiter... C'est flagrant notamment quand Kadir cite certaines références culturelles américaines (de Stephen King à Jennifer Lopez). Jonas, quant à lui, né en Suède -de surcroît d'une mère suédoise- et n'ayant jamais vécu en Tunisie, adopte, face aux manifestations racistes croissantes dont son pays natal est le théâtre, une attitude de rejet et de mépris vis-à-vis du dit pays et de ses citoyens.
Il naît de ces divergences une grande incompréhension entre le père et le fils : Abbas, obsédé depuis son arrivée en Suède par la crainte que ses enfants ou lui-même soient considérés comme des marginaux, a toujours tout fait pour se fondre dans sa nouvelle patrie, et faire oublier ses origines. Sans doute parce que n'y étant pas né, et éprouvant malgré les années toujours du mal à maîtriser parfaitement la langue de son pays d'adoption, Abbas ne se considère pas le droit de revendiquer sa particularité. Nous pouvons comprendre à l'inverse le sentiment de révolte de Jonas, qui réprouve l'attitude paternelle qu'il juge humiliante : né en Suède, il considère comme légitime son exigence d' y être reconnu et accepté pour ce qu'il est.
Il naît de ces divergences une grande incompréhension entre le père et le fils : Abbas, obsédé depuis son arrivée en Suède par la crainte que ses enfants ou lui-même soient considérés comme des marginaux, a toujours tout fait pour se fondre dans sa nouvelle patrie, et faire oublier ses origines. Sans doute parce que n'y étant pas né, et éprouvant malgré les années toujours du mal à maîtriser parfaitement la langue de son pays d'adoption, Abbas ne se considère pas le droit de revendiquer sa particularité. Nous pouvons comprendre à l'inverse le sentiment de révolte de Jonas, qui réprouve l'attitude paternelle qu'il juge humiliante : né en Suède, il considère comme légitime son exigence d' y être reconnu et accepté pour ce qu'il est.
J'en reviens à cette maîtrise de la langue, dont on ressent tout au long du récit l'importance cruciale. Possédée, elle est la clé qui vous ouvre toutes les portes d'une nation, l'acceptation par ses citoyens, la possibilité de travailler... Imparfaite, elle est le barrage qui vous isole, le motif de votre rejet, le stigmate de votre différence.
Et pourtant... elle est belle, la langue d'Abbas, mâtinée d'arabe, de français, de suédois, d'anglais, voire de néologismes. C'est celle d'un citoyen du monde, riche de cultures diverses, avide d'échanges avec autrui.
Elle est en tout cas source d'un véritable enchantement pour le lecteur...
Et pourtant... elle est belle, la langue d'Abbas, mâtinée d'arabe, de français, de suédois, d'anglais, voire de néologismes. C'est celle d'un citoyen du monde, riche de cultures diverses, avide d'échanges avec autrui.
Elle est en tout cas source d'un véritable enchantement pour le lecteur...
Un grand merci à In Cold Blog, dont la critique élogieuse m'a fortement incitée à lire ce roman !
Tu me fais extrêmement plaisir (si, si).
RépondreSupprimerTu fais bien d'insister sur la maîtrise de la langue qui est une des forces de ce roman. J'espère qu'à ton tour tu donneras envie à quelques curieux(ses) de le découvrir.
Tout le plaisir est pour moi !!
RépondreSupprimerJe viens de me rendre compte que j'ai totalement occulté dans mon billet un aspect pourtant très important du roman : c'est l'humour, qui naît justement de l'utilisation parfois farfelue (mais néanmoins juste, du point de vue du sens qui en résulte) du langage par les divers protagonistes.
Un argument supplémentaire pour motiver d'éventuels réticents...