LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Body Art" et "Point Oméga" - Don DeLillo

"Chaque moment perdu est la vie."

Je ne saurais vous dire, là, comme ça, si j'ai aimé ou pas les deux romans de Don DeLillo que je viens de lire : "Body Art" et "Point Oméga".
La première impression que j'en retire, c'est que ce sont des lectures pendant lesquelles il est difficile de rester passif(ve), parce qu'elles sont génératrices de questionnements et de réactions. DeLillo nous y surprend, nous bouscule.
On subodore la présence d'une symbolique entre ses lignes, la nécessité de ne pas s'arrêter à une interprétation superficielle du texte, qui le laisserait à l'état de récit obscur et incompréhensible.
On y devine un sens non pas caché, mais exprimé sous une forme inhabituelle et qui par conséquent nous déroute, que l'on a du mal à appréhender de prime abord.

Leur point commun le plus évident, c'est que l'auteur y donne l'impression de dilater, d'étirer le temps. Il s'attarde sur des riens, des détails a priori insignifiants mais dont il extrait et révèle l'importance.
Il bouleverse ainsi la signification que nous sommes accoutumés à attribuer aux actes et aux paroles, en modifie le sens et la portée.


Dans "Body Art", Lauren, âgée d'une trentaine d'années, erre à travers la grande maison de location qu'elle a occupée avec son mari pendant deux mois avant que ce dernier ne se donne la mort dans l'appartement new-yorkais de sa première épouse.
Le défunt, Rey, était un célèbre cinéaste de trois décennies son aîné.
Elle prend rapidement conscience qu'elle n'est pas seule dans cette maison. Elle découvre en effet dans l'une des chambres un curieux individu au physique mi-adulte, mi-enfantin, dont elle ne parvient à décider s'il s'agit d'un attardé mental échappé d'un asile ou d'une forme de manifestation surnaturelle...
Elle entretient avec cette créature de singuliers dialogues, qu'elle enregistre, constitués de propos elliptiques, de questions souvent sans réponse, son hôte s'exprimant parfois avec la voix de Rey ou la sienne, restituant des bribes de conversations tenues par le couple avant la disparition du cinéaste.
Lorsqu'elle est seule, Lauren, adepte du "Body Art", pratique des exercices corporels contraignants grâce auxquels, en écoutant, en ressentant intensément son corps, elle se le rapproprie. Parfois aussi, elle le lave soigneusement, le récure, presque. Cette discipline physique s'intègre naturellement dans le processus du deuil, comme si elle était instinctivement consciente que les moments d'unité qu'elle crée ainsi avec elle-même étaient la clé lui permettant de se rouvrir à la vie.
Elle prend également le temps de s'attarder sur des pensées éparses, des sensations intimes, comme si elle observait au microscope les manifestations, les répercussions sur son psychisme de la mort de son aimé.
Cette introspection se fait avec une acceptation à la fois curieuse et sereine. Le lecteur a le sentiment d'être en compagnie de Lauren en train d'observer avec fascination les mécanismes mystérieux de la psyché humaine.
Il s'agit d'un récit troublant, qui par instants nous échappe, pour nous happer de nouveau presque aussitôt, par une étrange magie dont on a du mal à saisir l'origine...
DeLillo ne donnera pas d'explication sur la présence de l'étrange individu qui cohabite avec Lauren. Il préfère sans doute, ayant lancé une piste, nous laisser l'explorer librement, et y projeter nos propres interprétations.


Dans "Point Oméga" aussi, il place ses personnages au sein d'un environnement silencieux et isolé. La nudité du cadre (ici une maison perdue au cœur du désert) laisse la place à la pensée et à la réflexion, et instaure un rapport au temps différent de celui que nous entretenons dans l'espace urbain, où il est fragmenté, organisé, mécanisé.

La scène qui ouvre le roman est d'ailleurs complètement représentative de cette notion de "dilatation" du temps évoquée plus haut. Dans une salle du MOMA, se déroule une projection du célébrissime film d'Hitchcock, "Psychose", au ralenti, portant sa durée totale à vingt-quatre heures, déroulant chaque scène dans un étirement démesuré. Un homme se tient là, debout (aucune chaise n'a été prévue pour les spectateurs, qui peuvent de plus faire le tour de l'écran, placé au milieu de la salle), qui vient chaque jour pour assister des heures durant, fasciné, à la projection.
Puis on se retrouve dans le désert californien, où Jim Finley, jeune cinéaste, est l'invité de Richard Elster dans sa vieille maison reculée. Il souhaite le convaincre de participer à un projet de film documentaire, dont Elster serait l'unique protagoniste. En tant qu'ex-conseiller du Pentagone, où il a exercé pendant trois ans (au moment de la guerre en Irak), il devra, dans un décor minimaliste, évoquer cette expérience, et développer sa vision de la guerre.
Jessie, la fille de Richard, les rejoint bientôt. Très peu loquace, énigmatique, sa présence presque éthérée se marie parfaitement avec l'atmosphère silencieuse et oisive des lieux.

Elster, arrivé à l'automne de sa vie, ayant côtoyé de près certains de ceux qui, par les mots, ont manipulé l'opinion pour justifier leurs entreprises guerrières, et asseoir leur pouvoir, s'interroge sur le devenir de l'homme. Sa réflexion ne porte pas sur les perspectives économiques ou sociales du genre humain, mais plutôt sur son évolution d'un point de vue biologique, essentiel, sur ce qui reste de l'homme et de ses caractéristiques, au-delà des avancées technologiques, des progrès sociétaux, et des erreurs qu'il a commises.
Il semble penser qu'inéluctablement, soumis à l'avancée du temps et à la puissance pérenne de la nature, c'est la matière qui triomphera de l'être, lui rappelant sa condition d'élément d'un environnement qu'il a cru dompter. L'isolement au sein d'une nature indifférente, sinon hostile, met en lumière la vacuité de l'agitation humaine, le caractère éphémère des actes et des paroles...

Ce constat imprime au récit une grande mélancolie : alors que "Body Art" (écrit dix ans auparavant) se centrait sur l'individu et sur ses capacités à s'intégrer dans le monde,  "Point Oméga" le ramène à son statut d'infime composant du dit monde, malgré son acharnement à se persuader du contraire.

Alors... même si je ne peux toujours pas vous dire si j'ai aimé ces deux romans, et bien que cette lecture n'ait pas été toujours facile, j'ai le sentiment d'avoir vécu là une expérience fort intéressante, et qui ne m'a pas laissée indifférente.

>> Un autre titre pour découvrir Don DeLillo :
"Outremonde".

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