LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Clientèle" - Cécile Reyboz

"C'est bien le problème, pensons-nous : cette capacité de l'humain à s'adapter à tout, à n'importe quoi".

Nous suivons la narratrice au gré d'épisodes évoquant tantôt son quotidien d'avocate en droit du travail, tantôt ceux qui la mettent en scène dans certaines de ses activités exercées à titre personnel. Le récit met ainsi en parallèle sa position de professionnelle faisant face à des clients, et les moments où elle devient cliente à son tour. 

Se désignant, dans la première, par le truchement d'un "nous" qui la dépersonnalise au profit de sa fonction, elle démontre au travers de ses dossiers la variété des situations et des profils qu'elle est amenée à défendre. Clients de mauvaise foi ou paranoïaques, vrais victimes d'un monde du travail où sévissent ségrégation, sexisme et harcèlement, cadres supérieurs et ouvriers, employés de bureaux et conseillers clientèle, consultants ou administrateurs, ils sont discrets ou arrogants, hommes ou femmes, jeunes ou quinquagénaires, sourds ou attentifs. Ils pleurent ou crient, s'exaspèrent ou se désolent... Mais pour tous, s'impose ou s'est imposé un impératif : il faut convaincre, vendre, si ce n'est un produit ou un concept, sa propre valeur. 

Hors du bureau, récupérant son "je", elle sort avec son petit ami dans des restaurants chics où ils aiment croiser des célébrités et se procurent le vague frisson de n'être pas vraiment à leur place, flâne dans des galeries d'art avec la gène et l'appréhension que suscite sa conscience de ne pas y être perçue comme une cliente potentielle. Comme si elle était à la recherche du gabarit qui détermine notre place dans ce monde où la valeur des uns se mesure selon le besoin des autres, et comme pour expérimenter la mise à l'écart d'une société où on est jugé selon son pouvoir d'achat, catégorisé selon sa capacité à consommer. 

En cantonnant la majorité de son récit aux aspects commerciaux de nos vies, elle met en évidence l'importance, dans les rapports entre individus mais aussi dans l'image qu'on a de soi-même, de la fonction, du métier, qui place socialement et suggère un mode de vie, des contraintes et des avantages, et qui surtout permet de mesurer l'ampleur des ressources. Nous sommes ainsi jugés, comme nous nous jugeons nous-mêmes, à l'aune de normes relevant davantage du plan comptable que de valeurs humaines.

Et elle évoque comme en passant, à l'occasion d'une pensée qui lui traverse fugacement l'esprit, les limites de ce monde capitaliste de multinationales cotées en bourse mais déficitaires, de grands groupes industriels qui polluent, trichent et licencient, "ruines de nos chefs d’œuvres écroulés qui menacent plus qu'ils ne protègent", mais autour desquels les salariés, peut-être les derniers de ce monde, "continuent d’espérer et de chercher pitance"...  l'argent et la performance sont devenus les cartes maîtresses d'un jeu dont les perdants, nombreux, inspirent une méprisante indifférence que révèlent entre autres les lieux souvent incongrus et difficilement accessibles dans lesquelles se tiennent les instances prud’homales...

"Clientèle" est un récit original, drôle et percutant, constitué d'une succession de paragraphes à la dimension a priori anecdotique et pourtant significative, qui poussent à une réflexion plus profonde que ne pourraient le laisser croire son ton empreint d'humour et l'apparente superficialité de sa narratrice.

Une découverte intrigante, et une lecture fort agréable...

Commentaires

  1. J'aime bien l'idée de passer vers l'anecdotique pour évoquer l' aspect social et économique de notre société " du pouvoir d'achat". Bonne idée de repioche !

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    1. C'est un titre qui est passé complètement inaperçu, à tort (merci Cuné !). Le récit est en plus très vivant, l'auteure a ce que j'appelle une écriture alerte,elle fait réfléchir sans plomber ..

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  2. Ca me tente bien, la dimension sociétale. Je note car je n'en avais pas encore entendu parler...

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    1. J'espère qu'il te plaira, une belle découverte en ce qui me concerne, et pour l'anecdote, Cécile Reyboz est vraiment avocate, dans la vie.

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  3. Un point de vue qui me paraît intéressant ; je vais voir s'il est à la bibliothèque.

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    1. J'espère qu'il y sera, je ne connaissais pas cette auteure avant ma lecture, et j'ignore si on l'y trouve facilement.. Mais en ce qui me concerne, je la relirai, elle a un style vraiment intéressant.

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  4. Bonjour Inganmic, je note ce titre qui devrait me plaire. Merci. Bonne journée.

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    1. Bonjour Dasola,
      Si mon billet peut permettre de faire découvrir, ne serait-ce qu'un petit peu, ce titre méconnu, tant mieux !
      Bon week-end,

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