"Vers le phare" - Virginia Woolf
"Fasse le ciel que l’intérieur de mon esprit ne soit pas dévoilé."
L’intrigue de "Vers le phare", minimaliste, orbite autour d’une certaine Mrs Ramsay, qui ressemble d’ailleurs à Mrs Dalloway. La grande maison de vacances un peu décrépite qu’elle loue avec son époux sur une île écossaise, où prolifèrent les livres et où s’entassent tables et chaises bancales ayant fait leur temps à Londres, grouille d’une multitude d’hôtes de passage. On a là, entre autres, un universitaire insupportablement poseur et condescendant, une vieille fille artiste-peintre au physique ingrat, un poète méconnu… il y a aussi les huit enfants du couple Ramsay, dont leurs filles, qui rêvent secrètement d’une vie plus indépendante que celle de leur mère, par ailleurs vénérée par sa progéniture.
Il est question d’une balade au phare ardemment espérée par James, le plus jeune de la fratrie, que ne permettra sans doute pas la météo, au grand dam de sa mère qui ne veut pas le décevoir. Il est question d’un diner avec du bœuf en daube…
Une seconde partie nous projettera, dix ans plus tard, au même endroit, aux côtés de certains des mêmes protagonistes.
Mrs Ramsay étend sur ce microcosme un singulier magnétisme, fait d’un mélange de courtoisie et de sévérité, d’élégance et de simplicité. Elle est le pivot de cette communauté temporaire dont elle assure la gestion, à la fois boussole et intendante, portée par la volonté de créer un moment de réunion qui restera dans les mémoires, de fixer le temps.
Comme un courant virevoltant, la narration passe d’un personnage à l’autre, non pour le dépeindre, mais pour capter le flux de son énergie spirituelle, intercepter l’enchevêtrement de ses pensées, qu’elles soient fugaces ou construites. L’auteure donne ainsi à voir l’opposition ou le décalage qui existe parfois entre ce que l’on montre et ce que l’on pense, et crée un surprenant contraste entre la nature souvent éphémère de nos agitations et la profusion mentale qu’elles suscitent.
La vie en collectivité, en multipliant les interactions, nourrit les intériorités des émotions, des doutes ou des observations que suscite le regard de l’autre. Là aussi, surgit parfois un décalage, lorsqu’on croit deviner les intentions ou les réflexions d’un proche… Les sentiments éprouvés les uns pour les autres, troubles ou extrêmes, tendres ou haineux, s’entrechoquent dans le texte mais ne sont en réalité traduits que par la vague gêne que provoque l’inévitable incommunicabilité qui sépare les êtres.
Les considérations matérielles, l’anodin, s’entremêlent au surgissement des questionnements existentiels : le sujet des frais de réparation de la serre ou de l’éradication des lapins pullulant dans le jardin s’invite sans transition parmi des considérations sur le caractère éphémère de l’existence ou la violence du monde. Chaque instant semble ainsi se boursoufler, se remplir à la fois d’une portion d’universalité et de ces contingences qui entre autres constituent le quotidien de chaque individu.
Les grands événements qui viennent fracasser les inoffensives routines -la mort, la guerre, la maladie- ne sont évoqués que par ellipses, avec une extrême brièveté qui s’oppose à ce foisonnement mental, la persistance de la vie, notamment dans ses manifestations psychiques, contrant la brutalité du mal et du néant.
Comme j’ai bien fait de dépasser une deuxième fois mon appréhension ! : j'ai adoré...
Commentaires
ravie de t'avoir accompagnée, en fait mon challenge est de les lire en VO. Pour Vers le phare j'ai moins senti les subtilités du style, comme dans ses nouvelles par exemple, (les allitérations intraduisibles?)mais ça reste chouette!
J'en ai un non lu sur mes étagères...
Mais ça risque bien de changer car, crois-le ou non, mais ton billet m'a donné diablement envie d'aller faire un tour du côté du phare. Je suis même déjà allé faire un repérage et j'ai découvert qu'il y a plusieurs traductions disponibles. Une raison suffisante pour que je tente de le lire dans la langue originale (dont les versions d'ailleurs diffèrent un peu selon que l'on lise la publication originale UK ou US) 🤯
J'aime cette auteure que je n'ai lu que depuis peu de temps et que j'ai beaucoup aimé
... et ravie de voir que tu as comme moi été conquise par cette grande dame de la littérature ! Elle réapparaîtra par ici dans les prochains mois...
Et tu as vu que j'ai publié la semaine dernière un billet sur le récit de Chanel Miller, noté chez toi ?
Sur un autre sujet, un livre que tu n'as peut-être pas repéré: https://cecile.ch-baudry.com/2024/04/21/dubalu-de-bernard-waller/
Merci pour le lien vers ce billet que je n'avais en effet pas repéré et pour cause ! mon PC (qui est celui du bureau, avec des blocages sécuritaires parfois arbitraires) m'empêche d'accéder au blog de Cécile, que je ne lis plus depuis des années...