"Ceux qui partent" - Jeanne Benameur
"C’est cela alors "émigrer". On n’est plus jamais vraiment un à l’intérieur de soi."
Le temps d’un jour et une nuit, Jeanne Benameur nous introduit dans les rangs de candidats à l’immigration, qui attendent, aux portes de New York, qu’on veuille bien les leur ouvrir.
Ils répondent à cet éternel mouvement de l’Histoire, qui toujours a poussé les hommes à chercher leur vie ailleurs quand leur territoire ne peut plus rien pour eux. Aventuriers de l’inconnu venus de destinations plus ou moins lointaines, contraints à l’exil ou expatriés volontaires mais tous portés par le désir de vivre mieux, les voici tous logés à la même enseigne, contraints dans une expectative angoissée propice au doute, subissant l’humiliation d’une administration qui les parque, les oblige à piétiner, à faire profil bas en montrant leurs papiers, leurs dents, leurs yeux, à la recherche du prétexte pour les refouler. Après avoir enduré un voyage harassant, il faut encore faire bonne figure, se battre pour offrir le meilleur de soi-même.
Il y a là les fougueux et généreux Donato et sa fille Emilia, qui ont quitté l’Italie non par nécessité mais par envie d’un ailleurs, elle surtout, qui rêve d’appartenir à une nation où les femmes peuvent être libres et ne dépendre de personne, où elle pourra exprimer son talent singulier pour la peinture. Son père s’est facilement laissé convaincre : depuis la mort de sa chère épouse Grazia, il sentait sa vie rétrécir. Comédien, il n’a pas lâché de tout le voyage son exemplaire de l’Enéide, ce grand texte de ceux qui restent et de ceux qui partent justement, dont il connait par cœur de longs passages.
Esther Agakian porte avec elle la douleur des massacres de sa lointaine terre d’Arménie, où elle n’a laissé que des cadavres, mais garde l’espoir d’un nouveau départ, contenu dans le matériel de couture qu’elle a apporté avec elle, imaginant déjà concevoir de nouvelles tenues pour les Américaines.
Eux n’ont rien laissé puisqu’ils n’ont rien, et ne connaissent pas la tristesse des départs car ils ne s’ancrent jamais nulle part. Une troupe de bohémiens espère trouver dans ce nouveau monde des gens moins méfiants que ceux de la vieille Europe, où ils subissent un rejet croissant. Parmi eux Gabor le violoniste, qui compte sur l’Amérique pour le libérer de la triste histoire d’une enfance marquée par l’abandon de ses parents. Le temps d’un morceau de violon, qui fait danser Emilia, il s’enflamme de désir pour cette belle inconnue, soudain prêt à se poser si c’est avec elle.
Il n’est pas le seul à être séduit par l’italienne.
Andrew Jónsson est né à New York, et il est fasciné par ces exilés dont il ne sait rien, cherchant dans les bribes de destins qu’il imagine, dans les attitudes, la clé de sa propre histoire familiale. Son père est arrivé d’Islande à dix ans, avec le traumatisme d’une petite sœur défunte qui a recouvert le passé d’une chape de silence. Quant à sa mère, américaine depuis plus longtemps, elle a occulté sa lignée d’avant l’Amérique, apprécie le confort et le statut social que lui confère la réussite de son époux, et se trouve dorénavant assez légitime pour estimer qu’il faudrait réguler ce flux de migrants quelque peu envahissants. Andrew, passionné de photographie, arpente régulièrement Ellis Island pour enrichir sa collection de clichés. Les Scarpa force son admiration par leur bravoure, d’avoir osé partir avant que la vie ne s’étiole, et il n’est pas insensible au charme piquant de la belle Emilia.
Je découvre Jeanne Benameur, dont j’entends souvent dire beaucoup de bien, avec ce titre. Peut-être n’était-ce pas le bon ?
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nathalie