"Au cœur des ténèbres" - Joseph Conrad
"La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près".
J'avais noté ce titre à l'issue de ma lecture du "Voyage au bout de la nuit" de Louis Ferdinand Céline. Dans le dossier qui suit le récit de mon édition folio destinée aux scolaires, il est conseillé à ceux qui voudraient découvrir un autre texte évoquant l'Afrique (une partie du roman de Céline s'y déroule). Bon, l'Afrique est le seul point commun flagrant entre ces deux œuvres. La langue de Conrad, bien que vivante et évocatrice, reste plutôt académique, et les aventures de ses héros, même si elles peuvent être qualifiées d'extraordinaires, n'ont pas la truculence des péripéties d'un Bardamu... Loin de moi l'idée de comparer ces deux auteurs qui sont nés à près d'un demi siècle d'intervalle. Disons que ces digressions inutiles sont un moyen comme un autre d'introduire mon billet, ne m'en veuillez pas !
Revenons-en donc à ce cher Conrad, et à son voyage non pas au bout de la nuit, mais "Au cœur des ténèbres". Enfin, dans le roman, ce n'est pas lui qui accomplit ce voyage mais Marlowe, un officier de la marine marchande britannique. Précisons néanmoins que l'auteur lui-même, avant d'être écrivain, fut capitaine de cette corporation, et que cette fonction l'a amené, comme son héros, à travailler au Congo. C'est son expérience personnelle qui l'a par conséquent inspiré pour l'écriture de ce roman.
Au début du récit, Marlowe et l'équipage d'un yacht attendent, stationné sur la Tamise, de pouvoir larguer les amarres. Alors que la nuit s'annonce, Marlowe se met à raconter une histoire, celle de son expédition sur un fleuve africain. Il avait alors pour mission de retrouver, en amont de ce fleuve, un dénommé Kurz. Ce dernier était directeur d'un comptoir situé au cœur de la jungle, dont l'administration n'avait plus aucune nouvelle. L'homme, en raison de sa grande efficacité dans la collecte d'ivoire, était quasiment devenu une légende.
La plus grande partie du roman dépeint cette remontée du fleuve, baignée d'une atmosphère à la fois mystérieuse et menaçante, dont l'intensité s'accentue au fur et à mesure que le navire approche du but. A tel point que le périple fluvial semble par moments n'être qu'une parabole pour exprimer le sentiment qu'a Marlowe de s'enfoncer vers la source d'une humanité brute et encore instinctive, vers un univers où l'homme aurait conservé un lien primitif, viscéral, avec son environnement naturel. La forêt impénétrable, l'air chaud et épais, l'apparition d’hippopotames et de crocodiles, tout cela se mêle aux bruits inquiétants et inconnus, aux visions furtives de silhouettes étranges aperçues sur la rive...
La peur, la surprise du narrateur lors de ces rencontres sporadiques, presque irréelles, avec les indigènes de la jungle, peut prêter à sourire aux yeux du lecteur d'aujourd'hui. Mais rappelons que le récit, même s'il n'est pas si éloigné de nous d'un point de vue temporel, se déroule à une époque où l'Afrique et les possessions coloniales conservaient bien des pans de mystères, de terres inexplorées.
L'auteur exprime l'ambivalence des sentiments qu'éprouvent alors les occidentaux vis-à-vis de ces territoires qu'ils exploitent sans vraiment les connaître, entre fantasmagorie et convoitise, entre crainte et mépris pour des autochtones qu'ils ne comprennent pas (et il leur importe peu, d'ailleurs, de les comprendre).
Marlowe, en dépit d'une première impulsion qui le conduit à ressentir un certain malaise face au comportement et à l'aspect de ces autochtones, reconnaît malgré tout en eux ses semblables, sa "parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné". Et il comprendrait presque, bien qu'il ne l'ait finalement guère connu, le légendaire Kurz. Ce dernier, en effet, même s'il représente l'un des pires aspects de la présence européenne en Afrique -lui dont la folie et une sorte de mégalomanie s'expriment aux dépens des noirs dont il a fait ses esclaves-, a peu à peu laissé l'environnement le transformer, faire de lui un individu plus proche des indigènes que ne le furent jamais ceux qui, engoncés dans la certitude de leur supériorité, n'entrèrent véritablement en contact avec eux.
"Au cœur des ténèbres" est un roman à l’atmosphère très prégnante, à l'écriture très évocatrice... c'est ce que j'en retiendrai essentiellement (et ce n'est déjà pas si mal !)
Voilà un livre que je me promets de lire depuis longtemps, et ce n'est toujours pas fait. Je l'imagine foisonnant de descriptions, angoissant, oppressant, mais ça ne cadre peut-être pas avec la littérature de l'époque...
RépondreSupprimerMais tu imagines plutôt bien ! En tous cas, je l'ai trouvé, moi, assez angoissant.
RépondreSupprimerLes descriptions de l'auteur sont très parlantes, et créent une atmosphère sombre mais aussi un peu fantasmagorique.
Je pense qu'il te plairait...