LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les enfants disparaissent" - "Le mal dans la peau" - Gabriel Báñez

Je n'aime pas la foule, je déteste les bousculades qu'elle occasionne, j'abhorre la promiscuité et le manque de courtoisie que révèlent chez certains individus les rassemblements publics...
C'est par conséquent avec parcimonie que je fréquente les manifestations culturelles qui génèrent des déplacements de masse. Je me suis pourtant rendue cette année à l'Escale du Livre, qu'organise l'association Escales littéraires Bordeaux Aquitaine, attirée par la présence, entre autres, d'Alessandro Baricco et de Marie Nimier, que je n'ai même pas aperçus, rebutée par les longues files d'attente aux abords de leurs stands, et par l'ambiance électrique qui en émanait...

Mais je n'ai pas regretté cette visite, qui fut l'occasion de "taper la causette" -tranquillement, en toute intimité, presque- avec quelques-uns de ces passionnés qui vous donnerait envie d'envoyer au diable l'avarice pour rafler l'intégralité de leurs présentoirs : les éditeurs indépendants.
C'est, en l’occurrence, avec un représentant de "La dernière goutte", maison d'édition strasbourgeoise, qu'eut lieu l'un de ces sympathiques échanges, à l'issue duquel je suis devenue l'heureuse acquéreuse de deux romans de Gabriel Báñez, auteur argentin qui m'était jusqu'alors totalement inconnu : "Les enfants disparaissent" et "Le mal dans la peau" (avouez que, déjà, rien que les titres sont alléchants !).

Le héros du premier est Macias Möll, un horloger paralytique qui met un soin particulier à démonter, réparer, nettoyer, remonter les précieux et minuscules mécanismes qui le fascinent.
L'autre passion de Macias est la course contre le temps, celle à laquelle il participe chaque fin d'après-midi aux commandes de son fauteuil roulant, et dans lequel il dévale toujours la même pente, avec pour objectif de passer sous la barre des douze secondes. Acclamé par les enfants qui assistent, enthousiastes et excités, à l'impressionnante descente, il attend chaque jour ce moment avec une fébrile impatience.
Mais de funestes événements viennent assombrir la joie que lui procure ce passe-temps (!) : de manière énigmatique et soudaine, des disparitions d'enfants surviennent à chaque nouveau record que bat Macias. Les parents des victimes montent une association dont Macias est malgré lui désigné comme le principal représentant. Il se retrouve ainsi au centre d'une agitation qui contrarie sa bien-aimée routine.

L'horloger vit en effet comme en décalage avec la société qui l'entoure. Il donne l'impression de vivre dans un monde à part, où se fondraient présent, passé et futur, où seule importe la réalité indéniable, universelle et éternelle du temps qui, inexorablement, s'écoule. Sans doute est-ce pour cela que Macias aime tant les enfants qui vivent sans se préoccuper du passé ou de l'avenir, ancrés dans l'instant sans cesse renouvelé. La contemporanéité n'a à ses yeux aucune importance, et n'a aucune prise sur lui : il est totalement indifférent au contexte de la société dans laquelle il vit.
Avec une attitude faussement naïve, il méprise l'absurdité de la politique, la bêtise des médias, l'incompétence de la police, qui au cours de l'enquête sur les disparitions à la fois s'agite et piétine, comme engluée dans un immobilisme que Macias, intimement en osmose avec le mouvement perpétuel du temps qui passe, ne peut que considérer avec dédain.

"Les enfants disparaissent" est baigné d'une atmosphère subtilement étrange, qui suscite un certain malaise. Sous ses allures de fable absurde, ce roman évoque une Histoire douloureuse, sans jamais la nommer, celle de la « guerre sale » menée pendant la Dictature militaire du général Videla, dont le macabre bilan fait état de 30 000 victimes.
Mais j'ai aussi eu le sentiment que le récit de Gabriel Báñez nous ramène à une évidence immuable et universelle : celle de la disparition inévitable, pour tout individu, de ce temps béni -car c'est celui de tous les possibles- qu'est l'enfance...

"Le mal dans la peau" est un récit à l'écriture plus tortueuse, un récit plus introspectif aussi, puisque qu'il nous plonge dans l'esprit de Damien Daussen, narrateur qui s'exprime à la 1ère personne. Sa relation avec Rachel, une juive, est le fil conducteur à partir duquel il déroule ses pensées. La relation des épisodes de sa liaison avec la jeune femme est ainsi entrecoupée d'évocations de souvenirs d'enfance, de l'expression de ses états d'âme ou des réflexions que lui inspirent les événements du quotidien. Ses sensations -la faim, les odeurs, la chaleur- prennent également beaucoup de place dans ce récit. La poésie, la richesse et la précision avec lesquelles ils les dépeint contrastent de manière troublante avec la froideur de ses émotions.

Damien n'a aucune conscience politique, et semble n'avoir non plus aucune conscience morale. Centré sur lui-même, la souffrance des autres l'indiffère, l'injustice que subissent certains de ses concitoyens -il assiste notamment à une rafle d' "ennemis politiques"- ne suscite en lui ni révolte ni compassion. Même l'antisémitisme qu'il revendique est dénué de toute passion. Il ne l'explique ni le justifie, c'est simplement comme s'il avait toujours été là en lui, comme une évidence...

La relation qu'il vit avec Rachel est assez étrange. Les deux amants entretiennent des rapports qui oscillent entre frénésie et fausse indifférence, et se donnent parfois la réplique dans une sorte de jeu de rôles. Il endossent alors respectivement ceux de victime ou de bourreau, la victime étant Rachel... Ils sont, à ces moments, comme prisonniers de ces rôles, condamnés à symboliser les deux facettes d'une humanité dont la domination d'une partie par l'autre serait une constante inévitable..

Nous retrouvons dans ce roman Macias Möll, personnage secondaire et connaissance de Damien, que l'on a du mal à reconnaître : aigri, cynique et raciste, il passe la plus clair de son temps à visionner des films porno !

Qui est Damien Daussen, cet individu glaçant d'égocentrisme et de cynisme ?
Est-il le symbole de l'immobilisme dont font parfois preuve les peuples, par peur ou par individualisme, face à l'injustice et la dictature ?

Je ne saurais répondre à cette question, mais peu importe après tout. Ce que je sais en revanche, c'est que j'ai bien fait de me rendre cette année à l'Escale du livre, sans laquelle je n'aurais peut-être jamais découvert Gabriel Báñez !

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