"Crime et châtiment" - Fiodor Dostoïevski
Monumental.
C'est toujours intimidant, d'entamer la lecture d'une œuvre telle que "Crime et châtiment"... Encore un de ces titres dont tout le monde a entendu parler, mais dès que vous creusez un peu, vous vous rendez rapidement compte que rares sont ceux qui l'ont réellement lu.
Grâce à la proposition de Denis, d'organiser une lecture commune autour de ce titre (lui l'avait déjà lu, il y a longtemps, et son envie de renouveler l'expérience m'a mise en confiance), je ne serai plus de ce nombre !
Entendons-nous bien : mon but n'était pas de pouvoir me vanter d'être venue à bout du roman de Dostoïevski, mais de découvrir ce qui en fait un de ces chefs-d’œuvre qui résistent au temps.
Comme dans "Les frères Karamazov", j'y ai tout d'abord retrouvé cette force dramatique qui constitue bien souvent une des caractéristiques de la littérature russe, cette exaltation à la limite de la démence, qui dote le récit d'une intensité tragique. Le cadre du récit, les quartiers mal famés de Saint-Pétersbourg, amplifie cette impression : la promiscuité urbaine, sordide et miséreuse donne aux scènes dépeintes un caractère théâtral. Il y a toujours une foule de spectateurs assistant aux événements, créant une agitation populeuse et criarde. L’atmosphère est rendue oppressante par l’exiguïté et l'obscurité insalubre des logements, par le grouillement d'un peuple touché par la malnutrition, la maladie, l'alcoolisme.
La personnalité de Rodion Raskolnikov, principal protagoniste de "Crime et châtiment", est elle-même à l'unisson de ce bouillonnement...
Dès le début du roman, nous le trouvons dans un état d'agitation désordonnée. En effet, l'idée du crime a déjà, de manière insidieuse, germé dans son esprit, colonisant sa conscience et ses pensées. Le mobile de ce futur crime semble dans un premier temps complètement trivial : Rasolnikov manque d'argent et il vise comme victime une vieille et méchante usurière à laquelle les étudiants démunis -dont Raskolnikov- et autres malheureux laissent en gage les derniers quelques objets de valeur qui leur restent.
Lorsque Rodion apprend que sa sœur va épouser un homme bien plus âgé qu'elle, et devine qu'il s'agit là d'un sacrifice auquel sa chère Dounia consent pour lui permettre d'obtenir une situation ou poursuivre ses études, il est pris d'une rage et d'un sentiment de frustration intenses. Il passe à l'acte, assassinant du même coup la jeune sœur de l'usurière, surgie inopinément sur les lieux du crime.
A partir du moment où le meurtre est perpétré, le héros se perd dans les affres d'émotions puissantes et contradictoires. Enfiévré, délirant, paranoïaque, il passe du désespoir le plus fébrile, le plus insensé, à des sautes de joie quasi hystériques. Le texte exprime fort bien ces errements, déroulant parfois telle une litanie la description minutieuse des sentiments qui bouleversent Rodion, ainsi que le mécanisme désordonné de ses réflexions.
On a du mal à discerner si cette agitation qui le tient est le fruit de la culpabilité ou tout simplement l'expression d'une folle terreur à l'idée de se faire prendre...
Il manifeste à plusieurs reprises l'intention de se rendre, mais on a l'impression que c'est davantage avec le but de faire cesser son calvaire psychologique, que pour soulager une conscience repentante.
De même, ses véritables motivations sont dans un premier temps assez floues. Une fois accompli le crime, il ne se soucie guère de l'argent qu'il a volé, dont il ne songe même pas à profiter... un mobile d'ordre plus philosophique nous est peu à peu révélé : Rasolnikov défend l'idée de l'existence, dans le monde, de deux sortes d'hommes. Le rôle des premiers, "matériaux ordinaires", individus passifs et soumis, serait purement biologique, consistant à perpétuer l'espèce. Les seconds, beaucoup plus rares, seraient des hommes exceptionnels, voués à faire progresser l'humanité. Ils seraient ainsi autorisés, au nom de ce progrès, à se placer au-dessus des lois, indispensables certes, mais édictées par et pour des êtres médiocres. Qu'importe la mort d'un petit nombre, provoqué par ces individus d'exception, si elle permet par ailleurs de grandioses réalisations, des avancées notables pour la société dans son ensemble ?
Rodion Raskolnikov s'est cru de ce nombre... En éliminant ce "pou" que représentait la vieille prêteuse sur gages, il s'est imaginé accomplir une action noble et salutaire.
Et il est probable que ce qui le bouleverse le plus, c'est de réaliser que sa réaction suite au crime va à l'encontre de son illusion. Il est faible, son acte l'a rendu malade, ses émotions ont pris le dessus sur la rhétorique : c'est sans doute qu'il n'est finalement qu'un individu comme les autres, commun et pitoyable...
Au-delà de l'intérêt que présentent les circonvolutions psychologiques du héros, "Crime et châtiment" est un récit passionnant, par le jeu du chat et de la souris auquel jouent Rodion, bien malgré lui, et d'autres protagonistes, tels le juge Porphyre Pétrovitch ou encore l'étrange et pervers Svidrigaïlov, qui poursuit Dounia de ses assiduités. Car s'il n'est jamais vraiment mentionné dans les échanges entre les personnages, le crime est omniprésent, par le truchement d'allusions, de regards qui se veulent tacites, de soupçons chuchotés du bout des lèvres...
Face au gouffre intérieur qui agite et torture le héros, quelques belles figures opposent leur sens de l'abnégation, leur sollicitude et leur optimisme. Je pense notamment à la jeune Sonia, douce et timide, qui se prostitue pour permettre à sa famille de se nourrir, ou au joyeux Dimitri Prokovitch Razoumikhine, l'ami fidèle et dévoué toujours présent pour Rodion, malgré l’irascibilité de ce dernier.
Comme si l'auteur avait voulu lui prouver que c'est finalement parmi les êtres ordinaires que l'on trouve les plus belles âmes...
Ne vous laissez pas intimider par l'aura que dégage "Crime et châtiment"... Ce monument de la littérature est aussi un roman passionnant et accessible !
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Denis : son avis est ICI.
Un autre titre pour découvrir Fiodor Dostoïevski :
Les frères Karamazov
C'est toujours intimidant, d'entamer la lecture d'une œuvre telle que "Crime et châtiment"... Encore un de ces titres dont tout le monde a entendu parler, mais dès que vous creusez un peu, vous vous rendez rapidement compte que rares sont ceux qui l'ont réellement lu.
Grâce à la proposition de Denis, d'organiser une lecture commune autour de ce titre (lui l'avait déjà lu, il y a longtemps, et son envie de renouveler l'expérience m'a mise en confiance), je ne serai plus de ce nombre !
Entendons-nous bien : mon but n'était pas de pouvoir me vanter d'être venue à bout du roman de Dostoïevski, mais de découvrir ce qui en fait un de ces chefs-d’œuvre qui résistent au temps.
Comme dans "Les frères Karamazov", j'y ai tout d'abord retrouvé cette force dramatique qui constitue bien souvent une des caractéristiques de la littérature russe, cette exaltation à la limite de la démence, qui dote le récit d'une intensité tragique. Le cadre du récit, les quartiers mal famés de Saint-Pétersbourg, amplifie cette impression : la promiscuité urbaine, sordide et miséreuse donne aux scènes dépeintes un caractère théâtral. Il y a toujours une foule de spectateurs assistant aux événements, créant une agitation populeuse et criarde. L’atmosphère est rendue oppressante par l’exiguïté et l'obscurité insalubre des logements, par le grouillement d'un peuple touché par la malnutrition, la maladie, l'alcoolisme.
La personnalité de Rodion Raskolnikov, principal protagoniste de "Crime et châtiment", est elle-même à l'unisson de ce bouillonnement...
Dès le début du roman, nous le trouvons dans un état d'agitation désordonnée. En effet, l'idée du crime a déjà, de manière insidieuse, germé dans son esprit, colonisant sa conscience et ses pensées. Le mobile de ce futur crime semble dans un premier temps complètement trivial : Rasolnikov manque d'argent et il vise comme victime une vieille et méchante usurière à laquelle les étudiants démunis -dont Raskolnikov- et autres malheureux laissent en gage les derniers quelques objets de valeur qui leur restent.
Lorsque Rodion apprend que sa sœur va épouser un homme bien plus âgé qu'elle, et devine qu'il s'agit là d'un sacrifice auquel sa chère Dounia consent pour lui permettre d'obtenir une situation ou poursuivre ses études, il est pris d'une rage et d'un sentiment de frustration intenses. Il passe à l'acte, assassinant du même coup la jeune sœur de l'usurière, surgie inopinément sur les lieux du crime.
A partir du moment où le meurtre est perpétré, le héros se perd dans les affres d'émotions puissantes et contradictoires. Enfiévré, délirant, paranoïaque, il passe du désespoir le plus fébrile, le plus insensé, à des sautes de joie quasi hystériques. Le texte exprime fort bien ces errements, déroulant parfois telle une litanie la description minutieuse des sentiments qui bouleversent Rodion, ainsi que le mécanisme désordonné de ses réflexions.
On a du mal à discerner si cette agitation qui le tient est le fruit de la culpabilité ou tout simplement l'expression d'une folle terreur à l'idée de se faire prendre...
Il manifeste à plusieurs reprises l'intention de se rendre, mais on a l'impression que c'est davantage avec le but de faire cesser son calvaire psychologique, que pour soulager une conscience repentante.
De même, ses véritables motivations sont dans un premier temps assez floues. Une fois accompli le crime, il ne se soucie guère de l'argent qu'il a volé, dont il ne songe même pas à profiter... un mobile d'ordre plus philosophique nous est peu à peu révélé : Rasolnikov défend l'idée de l'existence, dans le monde, de deux sortes d'hommes. Le rôle des premiers, "matériaux ordinaires", individus passifs et soumis, serait purement biologique, consistant à perpétuer l'espèce. Les seconds, beaucoup plus rares, seraient des hommes exceptionnels, voués à faire progresser l'humanité. Ils seraient ainsi autorisés, au nom de ce progrès, à se placer au-dessus des lois, indispensables certes, mais édictées par et pour des êtres médiocres. Qu'importe la mort d'un petit nombre, provoqué par ces individus d'exception, si elle permet par ailleurs de grandioses réalisations, des avancées notables pour la société dans son ensemble ?
Rodion Raskolnikov s'est cru de ce nombre... En éliminant ce "pou" que représentait la vieille prêteuse sur gages, il s'est imaginé accomplir une action noble et salutaire.
Et il est probable que ce qui le bouleverse le plus, c'est de réaliser que sa réaction suite au crime va à l'encontre de son illusion. Il est faible, son acte l'a rendu malade, ses émotions ont pris le dessus sur la rhétorique : c'est sans doute qu'il n'est finalement qu'un individu comme les autres, commun et pitoyable...
Au-delà de l'intérêt que présentent les circonvolutions psychologiques du héros, "Crime et châtiment" est un récit passionnant, par le jeu du chat et de la souris auquel jouent Rodion, bien malgré lui, et d'autres protagonistes, tels le juge Porphyre Pétrovitch ou encore l'étrange et pervers Svidrigaïlov, qui poursuit Dounia de ses assiduités. Car s'il n'est jamais vraiment mentionné dans les échanges entre les personnages, le crime est omniprésent, par le truchement d'allusions, de regards qui se veulent tacites, de soupçons chuchotés du bout des lèvres...
Face au gouffre intérieur qui agite et torture le héros, quelques belles figures opposent leur sens de l'abnégation, leur sollicitude et leur optimisme. Je pense notamment à la jeune Sonia, douce et timide, qui se prostitue pour permettre à sa famille de se nourrir, ou au joyeux Dimitri Prokovitch Razoumikhine, l'ami fidèle et dévoué toujours présent pour Rodion, malgré l’irascibilité de ce dernier.
Comme si l'auteur avait voulu lui prouver que c'est finalement parmi les êtres ordinaires que l'on trouve les plus belles âmes...
Ne vous laissez pas intimider par l'aura que dégage "Crime et châtiment"... Ce monument de la littérature est aussi un roman passionnant et accessible !
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Denis : son avis est ICI.
Un autre titre pour découvrir Fiodor Dostoïevski :
Les frères Karamazov
C'est de fait un immense texte mais il faut le savourer lors de la première lecture, car une relecture enlève un peu du "suspens"
RépondreSupprimerJe te crois sans peine ! Il y a en effet quelque chose d'haletant à se demander si... Raskolnikov va finalement être pris ou pas... va-t-il se livrer... le juge Porphyre le croit-il vraiment coupable ?...
RépondreSupprimerL'ayant lu il y a quelques années dans la nouvelle traduction publiée chez babel, j'en garde surtout le souvenir d'une puissance d'évocation absolument impressionnante. Avec en particulier une scène de mariage qui se termine en ouragan époustouflante.
RépondreSupprimerJe crois que c'est que j'en retiendrai aussi, cette force narrative, ce souffle qui se dégage de cette "exaltation" que j'évoque dans mon billet.
SupprimerQuant à la scène de mariage... ce ne serait pas plutôt un repas après enterrement (qui en effet dégénère complètement) ?