"Vilnius poker" - Ričardas Gavelis
"Vytautas, il ne vous est jamais venu à l'esprit que Vilnius sert de toilettes à Dieu ? Que tout ce qu'il fait, ici, c'est pisser et vider ses intestins ? Vous n'avez jamais pensé que même nous, vous et moi, nous ne sommes que les excréments du Seigneur ?"
Ils sont partout, et pourtant insaisissables. Leur pouvoir est infini, qui se manifeste -depuis sans doute la nuit des temps- sous la forme de toutes les barbaries, de tous les asservissements qu'a connus l'humanité. Ils forment une organisation tentaculaire, "kanuk'ant" les masses (les privant de leur cerveau et de leur résolution) et utilisant pour servir leurs desseins des suppôts dont ils ont vampirisé l'âme... Peu d'hommes sont conscients de leur existence. Vytautas Vargalis fait partie de ces élus. Engagé sur le Sentier de la compréhension de l'ordre du monde, de la composition du Bien et du Mal, il est investi d'une mission mortellement dangereuse : les reconnaître, appréhender leur système, les combattre, quitte à y laisser sa vie.
Non, "Vilnius poker" n'est pas un ouvrage de science-fiction... c'est une spirale qui vous engloutit au fond de l'esprit malade de Vytautas, principal narrateur de ce roman hors normes. Interné durant dix ans dans un goulag, où il fut méticuleusement torturé, ce fils de Vilnius est tombé dans une démence d'autant plus glaçante qu'elle fait l'objet d'un raisonnement construit, et ne se manifeste qu'en son for intérieur. En effet, maintenant libre, Vytautas mène en apparence une vie normale, travaillant à l'informatisation du fonds de la bibliothèque municipale, et entretenant avec la sulfureuse Lolita une liaison qu'il imagine salvatrice... En apparence... : la prestance de ce grand et bel homme qui plait aux femmes laisse difficilement deviner l'ampleur de l'agitation qu'abritent ses pensées en proie à des démons qui les pilonnent sans relâche.
Vytautas interprète le monde autour de lui à travers le prisme de ses traumatismes devenus obsessions et de sa paranoïa. Et le lecteur plonge avec lui dans son insoutenable délire, au fil d'un temps suspendu, car il raisonne sans véritable logique chronologique, considérant l'instant aussi bien que ses souvenirs, ses rêves et la réalité, comme ancrés dans un interminable "maintenant". Le récit est ainsi perçu comme une gigantesque et lugubre mosaïque où s'assemblent sur un même plan passé et présent, comme un infini ressassement d'événements tournant en boucle.
Peu à peu, des faits prennent forme, consistance, sur lesquels planent toujours le doute quant à leur véracité... puisque Vytautas reconsidère tous les événements qui ont marqué son existence marqués du sceau de leur volonté et de leur intervention. Ils lui ont pris sa femme Irena en investissant son corps et son âme, ils ont tué son ami Gédiminas (prénommé comme le grand-duc de Lituanie qui selon la légende, fut à l'origine de la fondation de Vilnius). Il reconnait la marque de leurs actions dans les remous ignominieux de l'Histoire (de l'Inquisition à la montée au pouvoir d'Hitler et de Staline) et a appris à distinguer, parmi les grands noms des Arts et des Lettres, ceux qui, parce qu'ils les avaient repérés, sont devenus leurs victimes (Camus, Kafka, Ortega y Gasset), de leurs serviteurs (Platon, Gorki...).
Et Vilnius, personnage à part entière de ce roman, est dépeinte comme le centre névralgique où se concentre les preuves de leur existence, comme leur quartier général. Plombée d'une éternelle grisaille humide, recouverte d'un brouillard de "peur résignée et écœurante" cette ville "castrée", qui a perdu son amour-propre, est devenu un labyrinthe menaçant, dont "la bouche édentée murmure à l'oreille de ses habitants des paroles rauques et inintelligibles", une hallucination dans laquelle errent tous les fantômes d'un passé mouvementé et violent : les ducs lituaniens y côtoient l'occupant polonais, les victimes de la Gestapo les bourreaux du KGB...
Certains personnages, dont on ne sait s'ils sont le fruit de l'imagination morbide du narrateur, ou des individus bien réels -le plus probable étant qu'ils sont un mélange des deux- y apparaissent de manière récurrente, au détour d'une brume ou comme nés d'une pluie d'automne, donnant le sentiment de hanter cette ville du mensonge et de l'effroi. Tout comme certains lieux -tel l'hôtel Narutis, repaire habituel de membres du KGB-, autour desquels Vytautas ne peut s'empêcher d'errer, comme pour gratter jusqu'au sang d'insupportables plaies, focalisent une partie de cette horreur qui imprègne Vilnius jusque dans ses fondements.
Vytautas est comme le porte parole d'un traumatisme collectif, restitué sous la forme d'une mythologie de l'absurde et de l'horreur, et alimenté par une histoire familiale fortement imprégnée des tragédies qui touchèrent Vilnius. La théorie qu'il s'est forgée quant aux mécanismes qui président à la marche du monde, témoigne du désespoir de celui qui ne peut se résoudre à ce que l'homme soit capable d'une telle barbarie. La nécessité de trouver une explication qui dédouane l'humanité du Mal -qui ne peut qu'être l'oeuvre de créatures monstrueuses et surnaturelles-, est le fondement permettant l'élaboration de sa logique délirante.
Dans une deuxième partie beaucoup plus courte que celle dédiée aux errements de Vytautas, trois autres narrateurs feront entendre leur voix, portant sur les événements précédemment évoqués un éclairage différent, leurs témoignages dénotant une détresse qui confine parfois à la folie, comme si Vilnius ne pouvait être que le creuset du mal-être, le lieu ultime de la perte de la foi en l'homme.
"Vilnius poker" est un roman dont la lecture réclame une certaine endurance, parce qu'il est d'une densité suffocante, et qu'il vous imprègne avec force d'une angoisse qui pèse bien après que vous ayez tourné sa dernière page... J'ai pensé à plusieurs reprises à "Jérôme", de Jean-Pierre Martinet, qui restitue également, à l'état brut, les pensées d'un fou... La particularité du roman de Ricardas Gavelis, c'est que le délire de son héros est retranscrit dans un style limpide, au rythme équilibré, régulier (quand Jérôme se présente comme une longue logorrhée mentale collant au déséquilibre psychologique du narrateur), comme s'il voulait faire passer la psychose de son personnage pour une conception plausible de la réalité...
Indispensable...
...ton billet (très bien construit) me fait bien plaisir car j'avais offert un peu au pif ce bouquin à une amie de retour de Vilnius qui l'avait assez fascinée...ouf , bonne pioche me dis tu !
RépondreSupprimerC'est un beau cadeau que tu lui as fait là... d'autant plus que l'objet est en lui-même très esthétique (comme toujours chez Monsieur Toussaint Louverture...).
SupprimerEt ça ne t'as pas donné envie de le lire ?
Wow, quelle critique magistrale!
RépondreSupprimerBonjour Z, et bienvenue ici...
SupprimerJ'espère que ce billet vous aura donné envie de découvrir ce roman inclassable...
C'est 'Z' comme zaphod, alrs tu peux me dire 'tu' ;-)
RépondreSupprimerEt oui, ça m'a donné envie!
Pour moi, Z a toujours voulu dire Zorro...!
SupprimerDésolé de te décevoir!
RépondreSupprimerTout m'intrigue, ton billet, la couv, le sujet. En plus si c'est un indispensable...
RépondreSupprimerC'est en effet un livre intrigant, et puis ce n'est pas tous les jours que l'occasion de lire un auteur lituanien se présente... j'espère, si tu te lances, que cette aventure certes glauque, mais vraiment hors du commun, te plaira...
SupprimerWow! Merci pour cette belle chronique! J'ai le cerveau en miettes en ce moment alors, je vais passer mon tour, mais je ne dis certainement pas non à ce livre un jour.
RépondreSupprimer