LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Laëtitia" - Ivan Jablonka

"Aux yeux du monde, elle est née à l'instant où elle est morte".

Plus qu'un roman, "Laëtitia" est une enquête, basée sur un sordide fait divers : l'enlèvement et l'assassinat, en 2011, de la jeune Laëtitia Perrais, qui alimenta la une des médias pendant de longues semaines.

Mais ce n'est pas vraiment aux circonstances de la mort de la jeune fille que s'intéresse Ivan Jablonka, ou en tous cas pas seulement. Sa volonté, ainsi qu'il l'exprime clairement en début de récit, est de faire de Laëtitia autre chose que la figure centrale d'une tragédie sanglante. Il veut lui rendre sa vie, car il trouve profondément injuste qu'elle ne soit connue que par sa fin dramatique, qui met en avant son meurtrier et la victoire de ce dernier sur le cours de son existence. Il s'agit de lui rendre sa dignité, de faire en sorte que son prénom ne reste pas celui que l'on n'associe qu'à une "affaire".

Précisons qu'Ivan Jablonka est avant tout un historien. A ce titre, il met au service de son livre sa rigueur d'analyste mais aussi et surtout une vision du fait divers qui englobe ce dernier dans un contexte social, politique, judiciaire, et humain. 

Il mène une enquête dont le but est de retracer l’existence de Laëtitia, afin, comme évoqué ci-dessus, de lui rendre la réalité de sa présence au monde avant le drame, mais aussi d'y traquer les prémices de sa mort, et tenter de comprendre pourquoi, contre toute logique et contre toute prudence, elle a volontairement suivi son assassin. Il rencontre sa famille -notamment la si touchante Jessica, sa sœur jumelle-, ses amis, ainsi que les magistrats, les enquêteurs et les les journalistes qui ont couvert le meurtre.

Le résultat est un funeste compte à rebours reconstituant les dernières heures de Laëtitia, entrecoupé de la transcription de moments de sa vie issus du témoignage de ses proches, des étapes de l'enquête judiciaire, du retentissement médiatique et politique de l'affaire.

Dès sa petite enfance, Laëtitia baigne dans une atmosphère de violence et de chaos, privée de sécurité affective. Sa mère est violée par son père quand elle a trois ans, et ce dernier, alcoolique et irresponsable, est emprisonné. Sa mère, dépressive, finit par être internée. Ses deux fillettes sont alors confiées aux services sociaux, puis placées dans une famille d'accueil, chez M. et Mme Patron. Les jumelles découvrent alors la stabilité d'une "vraie" famille, et raccrochent plus ou moins un parcours scolaire jusque-là chaotique. Au moment du drame, Laëtitia, âgée d'à peine dix-huit ans, vit encore chez les Patron et est apprentie serveuse dans un hôtel-restaurant de la petite ville balnéaire de Pornic, en région nantaise. Elle voit régulièrement son père, qui, ayant refait sa vie, semble s'être assagi, et s'occupe autant que possible de ses filles.
Mais les jumelles n'avaient pas trouvé chez les Patron le foyer idéal de paix et de sécurité qu'offraient les apparences. La violence les y avait poursuivies : l'arrestation de Tony Meilhon -assassin de Laëtitia- est bientôt suivie des révélations de Jessica sur les attouchements que son père d'accueil lui faisaient subir depuis plusieurs années...

Les filles Perrais sont ainsi, selon Ivan Jablonka, les héritières d'une longue tradition de violences faites aux femmes, qui par ailleurs ne sont souvent pas reconnues, notamment quand elles ont pour cadre le cercle familial (ce n'est qu'au début des années 90 que la loi a autorisé les femmes à poursuivre leur conjoint pour violences sexuelles). Issues de cette classe laborieuse peuplant les cités HLM des ceintures urbaines touchée par le chômage, la précarité et l'alcoolisme, en risque permanent d'échec scolaire, elles font partie de ces enfants vulnérables, qui, parce qu'on leur donne rarement la parole, subissent et se taisent.

Leur arrivée chez les Patron, dans le Pays de Retz, marque une certaine forme d'ascension sociale. Elles s'intègrent alors à cette jeunesse invisible des zones périurbaines, ni citadines ni vraiment rurales, dont le quotidien est celui des trajets en car de ramassage scolaire, du collège où tous les élèves se connaissent, de l'éloignement des activités sportives et culturelles, de l'ennui des petites vacances, dont le paysage est celui d'enfilades pavillonnaires, d'axes reliant des ronds-points. Une jeunesse passée dans des espaces anonymes, entre Mc Do et galeries commerciales, une jeunesse sans emblème, dont on ne parle jamais, et qui constituera ces classes populaires de la "France périphérique", qui travaillent et vivent en silence.

En resituant Laëtitia dans son histoire personnelle et dans son environnement, Ivan Jablonka s'oppose à la vision réductrice et instrumentalisée qu'en fera Nicolas Sarkozy, alors président de la république. Victime, selon lui, d'une justice trop laxiste qui, en libérant le délinquant sexuel récidiviste Tony Meilhon, lui a donné la possibilité de commettre cet assassinat, elle devient un prétexte à étayer son discours sécuritaire, l'occasion d'entretenir cette peur qui sert sa politique crimino-populiste. L'auteur rétablit la vérité en précisant que Tony Meilhon n'a d'une part jamais été condamné pour violence sexuelle, et que s'il était libre, c'est d'autre part parce qu'il avait purgé l'intégralité de sa dernière peine de prison (il avait été condamné pour braquage). La position du président, sa volonté de faire de l'affaire l'étendard d'une cause fondée sur l'incompétence des magistrats, met le feu aux poudres. Ces derniers lancent pour la première fois un mouvement de grève nationale, déplorant leur manque de moyens, et des réformes successives sans réelle cohérence.

Ivan Jablonka montre quant à lui l'implication de ces équipes judiciaires, policières, des services sociaux aussi, constitués d'hommes et de femmes exerçant des métiers difficiles, qui ont à cœur de mener à bien leur mission parce qu'ils sont surtout profondément humains.

Et il n'enferme pas son héroïne dans quelque fonction symbolique, s'attachant, à partir du témoignage de ses proches, de ses écrits sur les réseaux sociaux, de ses lettres, à en faire le portrait le plus fidèle possible. Gamine maigrichonne, timide, inhibée, impressionnable, à l'orthographe notoirement catastrophique, Laëtitia était aimée pour sa douceur, sa gentillesse, et son optimisme. En grandissant, toujours aussi discrète et réticente à évoquer ses blessures, malgré son apparente fragilité, elle était aussi capable de faire preuve d'une grande force de caractère, ainsi que l'évoque sa sœur Jessica.
C'était aussi une jeune fille de son temps, active sur les réseaux sociaux, ancrée dans cette "génération SMS" fan de télévision, de séries et de musique grand public, que distrayaient le star system, ses bimbos et ses bogosses... 

Très intelligemment, "Laëtitia" interroge notre société, ses dérives et ses limites, et s'attache aussi à sonder les failles et les forces de ceux qui la constituent, pour le meilleur et pour le pire... C'est enfin et surtout un hommage profondément touchant à cette jeune fille a priori insignifiante, à qui Ivan Jablonka parvient en effet à rendre sa dignité, et la dimension unique de son individualité.

Commentaires

  1. Mais voilà qui a l'air passionnant ... Et évidemment, je pense à La petite femelle, même si ce titre n'est pas un roman.

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    1. C'est drôle que tu écrives ça : j'ai acheté ce titre après avoir vu l'auteur à l'occasion d'un entretien croisé avec Philippe Jaenada sur "la littérature et le fait divers". L'échange était très intéressant entre ces deux auteurs à la fois très différents, mais animés d'une même empathie pour les gens... je n'ai pas encore le La petite femelle, mais il m'attend bien sagement sur mes étagères.

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  2. Je l'avais lu, à sa sortie, et il reste encore très frais dans ma mémoire. Un prix mérité.

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    1. Je ne suis pas étonnée qu'il t'ait marquée : l'auteur atteint en effet son objectif en nous laissant, à l'issue de cette lecture, l'image d'une Laëtitia bien vivante...

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  3. Je trouve ça très louable, le projet de l'auteur à travers ce livre. Ça m'a l'air du coup très intéressant. Une histoire peut-être un peu trop tragique pour moi en ce moment mais je le note pour plus tard.

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    1. C'est vrai, c'est une histoire triste, et même décourageante, quand on voit à quel point le sort peut s'acharner sur les plus faibles. Mais l'auteur parvient aussi à sortir de tout ça quelque chose de lumineux, porté notamment par la soeur jumelle de Laëtitia, et tous les acteurs du drame qui n'ont eu de cesse de lui rendre justice.

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  4. Je connaissais de titre La petite femelle qui me tentait un peu. Je pense surtout que j'attendais ou non de grandir et de m'investir plus encore, de m'intéresser à notre société pour en apprendre plus. Je note avec plaisir ce titre dans ma wish list, tu en parles très bien !

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    1. Je n'ai pas lu La petite femelle mais je pense qu'il s'agit de deux titres bien différents, même si tous deux sont bâtis à partir d'un fait divers. Quoique.. ils ont sont doute en commun de voir, au-delà de la dimension sensationnelle du fait divers, son aspect humain et social.

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    2. J'ai lu les deux, et je suis tout à fait en accord avec ta réponse. Pour ma part, je conseillerai Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle, qui revenait également sur Pauline Dubuisson, mais de manière plus romancée. Philippe Jaenada se livre plus à une enquête, tout en se mettant régulièrement en scène dans La petite femelle, et j'accroche moins à ce style d'écriture. A ce niveau, j'ai préféré la manière d'écrire d'Ivan Jablonka dans Laëtitia.

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    3. Justement, lors de l'entretien croisé avec Jaenada et Jablonka auquel j'ai eu l'occasion d'assister, Jaenada a justement évoqué le roman de Seigle dont il a critiqué la démarche. Il a expliqué que selon lui, si l'on écrivait sur des faits et des individus ayant existé, on se devait, par respect, de ne pas parler ni penser"à leur place", mais coller au plus près des faits pour tenter de rendre le plus justement possible leur réalité.

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    4. J'ai entendu ça, effectivement. Mais je ne suis pas d'accord avec Jaenada, qui me donne le sentiment de vouloir d'approprier Pauline Dubuisson, alors que sa démarche est juste différente. Et Jean-Luc Seigle a écrit un magnifique roman. Ceci dit, rien ne t'empêche de lire les deux, ce qui j'ai fait d'ailleurs. Et j'ai finalement préféré le roman.

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    5. Ma foi, pourquoi pas, cela peut en effet être intéressant de comparer les deux approches...

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  5. Cet essai m'a laissée dubitative et m'a mise un peu mal à l'aise. Nul doute que Jablonka souhaite rendre hommage à la victime mais le fait qu'il dénonce ceux qui ont utilisé cette affaire et que lui-même en fasse un livre me dérange.

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    1. Je crois que le fait d'avoir entendu l'auteur expliquer le sens de sa démarche juste avant la lecture m'a mise dans de bonnes conditions pour l'apprécier. Et j'ai trouvé qu'il n'y avait en effet dans cette démarche ni voyeurisme, ni récupération, mais humanisme et empathie.

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  6. J’avoue avoir complètement oublié cette histoire, j’ai dû aller vérifier sur Wikipédia, mais j’ai une très très mauvaise mémoire… Triste histoire en tout cas. (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Je ne m'en souvenais pas moi non plus, alors que les faits se sont déroulés dans une région que je connais très bien. Je me souviens cependant du mouvement de colère des magistrats (la dimension politique de l'affaire a fini par étouffer sa dimension individuelle). Et il faut dire aussi que cette affaire a été suivie de peu par l'affaire "De Ligonnès" (dans la même région d'ailleurs), qui l'a ensuite supplantée dans les médias...

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  7. Je ne sais pas vraiment si je le lirai, je ne suis pas fan de ce type d'ouvrages basée sur des enquêtes sur le réel, mais je trouve en revanche formidable le travail de cet historien, et la manière dont il permet de donner une réalité à une jeunesse comme tu le dis invisible (je ne connaissais pas l'expression "jeunesse périphérique", mais je la trouve très juste. Je suis très touchée par le parcours de ces deux jumelles qui n'ont vraiment pas été épargnées par la vie, ni protégées comme elles auraient du l'être. Ca me bouleverse toujours.
    Elle est drôlement bien ta chronique .

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    1. Je ne suis habituellement non plus pas trop friande de ce genre d'exercice, dont on a parfois du mal à cerner les motivations, mais là, ayant entendu l'auteur, j'étais d'avance convaincue par sa démarche. Il a une approche très pudique, presque tendre, de cette jeune fille qu'il ne connaissait pas et dont tout le séparait, comme il l'explique à un moment : le milieu social, l'environnement familial...

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