"Nuit" - Edgar Hilsenrath
"On dirait que ce ne sont plus des hommes".
Prokov, Ukraine. Les roumains, qui occupent la ville depuis la signature du pacte germano-soviétique, en ont fait un ghetto, vers lequel ils déportent les juifs de Roumanie. Nous y suivons l'un d'eux, Ranek, dont la famille a été décimée, et qui, porté par sa pugnacité à survivre, à l'instar de ses compagnons de malheur, s'enfonce dans l'abjection.
Les déportés, démunis, dépenaillés, s'amaigrissant atrocement au fil du temps, vieillissant prématurément de malnutrition, de froid, d'absence de soins, parcourent inlassablement les rues du ghetto, obnubilés par la quête de nourriture, de loques pour se couvrir, et surtout d'un abri pour la nuit : tout juif trouvé dehors risque alors la déportation ou l'exécution. Ils s'entassent ainsi dans des dortoirs improvisés infestés de poux, puants, où la promiscuité et l'insalubrité favorisent le typhus, parfois souillés par les déjections de ceux qui, ne pouvant plus bouger, se soulagent sur place.
Soumis à l'impératif pragmatique, mathématique même, de la survie, ils ont étouffé en eux tout élan de compassion, de générosité. Tout se monnaye, et tout s'échange : un bout de pain rassis ou une poignée de farine contre une paire de chaussures, une place pour dormir contre quelques minutes de sexe sordide... plus rien n'y est sacré... enfant ou vieillard, homme ou femme, proche ou anonyme, chaque être devient un mort potentiel dont on espère récupérer le coin de dortoir, les dents en or, les hardes, les miettes de tabac au fond des poches...
Une hiérarchie de la misère s'instaure, les plus mal lotis sont les malades et ceux qui, sans abri, dorment dans les fourrés, à la merci des milices.
L'auteur nous donne à voir une humanité bien peu reluisante, d'individus ayant abdiqué tout respect des autres comme d'eux-mêmes. Immergés dans l'immédiateté de besoins primaires, oublieux de ce qu'ils ont été, ils renouent pour certains avec une forme d'animalité. Plus rien ne les choque, plus rien ne les émeut, ni la vision des cadavres que doit chaque jour ramasser le corbillard municipal, ni la pensée de la virginité cédée par des gamines pour un morceau de pain...
"Nuit" est le premier roman d'Edgar Hilsenrath, et sans doute son plus personnel, puisqu'il s'inspire de sa propre expérience du ghetto ukrainien où il vécut de 1941 à 1945. Il est dénué de la dimension cocasse que l'on trouve dans ses écrits suivants, mais est empreint d'une absurdité macabre, et d'un cynisme sans concession. Le style sec, réaliste et cru, met en évidence la dureté, la cruauté de l'univers dans lequel il nous immerge. Par ailleurs, la redondance de certains épisodes, et la longueur du texte, servent son propos, car nous imprègnent de la routine cruellement morbide dans laquelle finissent par s'installer les protagonistes, comme prisonniers d'une interminable nuit dont seules la mort ou la démence peuvent les délivrer.
Il restera probablement pour moi le titre le plus marquant d'Edgar Hilsenrath.
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture autour d'Edgar Hilsenrath en commun avec Nathalie, qui a lu "Fuck America" : son avis est ICI.
D'autres titres pour découvrir Edgar Hilsenrath :
J'ai hâte de le lire ! Finalement ce n'est peut-être pas mal d'avoir lu les autres romans avant... Je suis frappée par la capacité de cet auteur à imaginer un nouveau ton de langue à chaque nouveau roman, aucun ne ressemble à un autre.
RépondreSupprimerOui et j'ai même trouvé ce titre un peu à part, plus dur, plus désespéré. A lire, en tous cas, pour sa vision sans concession, ce style sec, abrupt, c'est un texte qui ne peut pas laisser indifférent.
SupprimerJ'aime bien l'humour d'Hilsenrath, il met les choses à distance et fait grincer des dents, alors peut-être ce livre-là plus tard, quand j'aurai plus avancé dans son oeuvre.
RépondreSupprimerCelui-là est en effet plus difficile, et c'est une bonne idée de le lire après avoir découvert d'autres titres de l'auteur. "Nuit" étant son premier roman, et inspiré de son expérience, on y ressent une forme de dépouillement, comme si l'auteur y avait couché un ressenti brut, y avait exprimé, sans filtre, le dégoût de l'homme que lui avait inspiré cette expérience.
SupprimerOhlala mais il faut absolument que j'arrive à caser cet auteur ! Je voulais lire Fuck America cette année mais ce n'est pas très bien parti, le temps passe vite ! "Nuit" me dit bien aussi à la lecture de ton billet, mais ne nous éparpillons pas. Un but après l'autre.^^
RépondreSupprimerEt c'est pas mal de commencer par Fuck America, qui n'est sans doute pas le plus abouti de ses livres, mais qui est très distrayant. Si tu peux le lire en grand format (à voir si ta biblio le propose) c'est mieux, pour profiter au mieux des dessins qui l'illustrent !
SupprimerLe titre le plus marquant, une forte recommandation. Je n'ai toujours pas lu cet auteur, quel titre recommandes-tu pour commencer, celui-ci ?
RépondreSupprimerOups, je viens de lire tes réponses aux commentaires. Plutôt Fuck America donc :)
RépondreSupprimerJ'espère que son humour grinçant et cru te plaira...
SupprimerFuck America a l'air fait pour moi !
RépondreSupprimerJe confirme : c'est cru, énergique, drôle...
Supprimerje note, je n'ai pas encore lu cet auteur mais c'est prévu, j'ai envie de commencer par "Nuit" ou "Le nazi et le barbier", j'hésite entre les deux...
RépondreSupprimerJ'ai aimé les deux, qui sont mes préférés, mais sont différents. Lire "Nuit" après tous ces autres titres m'a permis de découvrir une facette vraiment différente de l'auteur, mais je ne saurai te dire par lequel il vaut mieux commencer !
SupprimerIl me fait un peu peur cet auteur avec tous les avis positifs que l'on peut lire sur ses livres. J'ai trop peur d'être déçue. J'ai Le nazi et le barbier dans ma PAL ; je note Nuit pour après car la thématique m'intéresse vraiment beaucoup.
RépondreSupprimerIl a un style assez particulier, et un ton irrévérencieux et loufoque qui ne plait sans doute pas à tout le monde (sauf dans Nuit, qui n'est pas vraiment drôle). Comme je l'écrivais dans un billet sur un autre de ses titres, c'est un auteur qui à la question "peut-on rire de tout ?", répond allègrement OUI ! Et je trouve personnellement que tous ses romans ne sont pas des réussites (j'ai trouvé Orgasme à Moscou insupportable, mais c'est curieusement l'un des rares livres où il n'aborde pas ses thématiques habituelles). J'espère que cette découverte sera fructueuse, en tous cas... As-tu un blog où l'on pourra lire ton avis ?
SupprimerLes couvertures originales des livres de cet auteur m'intriguent depuis longtemps, et ton billet me donne vraiment envie de me lancer dans "Nuit". Pour les autres, l'humour est une chose tellement personnelle que j'ai souvent peur de ne pas accrocher. J'aime l'humour noir, l'ironie, les sarcasmes (c'est sans doute ce qui me plaît autant chez les Anglais), mais d'autres formes d'humour me passent complètement au-dessus...
RépondreSupprimerC'est vrai que les Editions du Tripode ont particulièrement soigné non seulement les couvertures de ses romans, mais aussi les textes, qui sont agrémentés d'illustrations, cela ajoute un plaisir visuel à la lecture... quant à l'humour, je te rejoins complètement, c'est un art extrêmement délicat que chacun apprécie de manière diverse. Je suis par exemple passée complètement à côté de mon premier -et sans doute dernier- Echenoz, il y a quelques mois, en raison d'un hermétisme à son humour. De même, celui d'Hilsenrath connait certaines variations qui ne sont pas toujours à mon goût.. dans Orgasme à Moscou par exemple, il verse dans le lourdingue et le vulgaire, je m'en suis très vite lassée. En revanche, j'aime celui qu'il emploie dans Le Nazi et le barbier, qui est à la fois cocasse et cynique.. Nuit, tu l'auras compris, n'est pas drôle, mais vraiment noir, et c'est un titre qui vaut le détour !
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