LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Cette putain si distinguée" - Juan Marsé

Trous de mémoire.

Espagne, début des années 80. Le narrateur, écrivain en mal d'inspiration, est sollicité par un producteur de cinéma pour écrire le scénario d'un film qui s'inspirera d'un fait divers survenu trois décennies auparavant : l’assassinat, par l'un de ses amants, d'une prostituée, perpétré dans la cabine de projection du cinéma où travaillait le meurtrier. Peu convaincu par ce projet, il laisse néanmoins le pragmatisme et la perspective d'une rémunération bienvenue l'emporter sur sa dignité.

Fermín Sicart a purgé sa peine. C'est un homme vieillissant, dont l'insignifiance surprend. Le romancier organise des rencontres avec lui, afin de reconstituer non seulement le crime mais aussi les circonstances qui l'ont précédé. Il en résulte des interviews fondées sur la traque d'une vérité illusoire, soumises aux tergiversations de la mémoire de l'interrogé, somnambule et capricieuse. Fermín se souvient avoir tué mais a oublié pourquoi, et même sur les événements antérieurs, il hésite, renâcle, sans que le narrateur parvienne à cerner s'il s'agit d'une véritable amnésie ou d'un subterfuge pour optimiser le gain qui lui a été promis en échange de son temps. Il invoque Ciempozuelos, où il a été interné après le meurtre, comme prisonnier "rouge", malgré la nature a priori apolitique de son crime ; mais sous une dictature, tout est politique, et ses juges eurent tôt fait de lier son acte à sa fréquentation d'un activiste communiste qui travaillait dans le même cinéma que lui. Il aurait ainsi subi un traitement dispensé par un psychiatre réputé pour avoir expérimenté des méthodes censées retourner le cerveau des marxistes léninistes, mais prétend en même temps avoir su contrer ses manœuvres. 

En tant qu'écrivain, le narrateur est quant à lui conscient que les lapsus, les ruses, les omissions de son interlocuteur sont aussi, voire plus intéressants que la vérité, d'une part parce qu'ils mettent en évidence la dimension subjective de cette dernière -faire un film sur la réalité consistant non pas à éclairer le fait réel, mais à mettre en évidence les clairs-obscurs, les doutes et les ambiguïtés- et d'autre part car ils révèlent "l'obstination du pays tout entier à faire de la mémoire collective offensée un dangereux champ de mines". Lui-même, dans son travail d'écriture, réalise que lorsqu'il convoque ses souvenirs, il éprouve encore, de manière à peine consciente, une sorte de censure officielle castratrice, qui l'empêche de nommer les choses, y compris les plus anodines, par leur nom. Bien que n'écrivant pas une oeuvre de dénonciation, il n'énonce que des généralités, alignements de mots "roublards, aphasiques"... Les atermoiements de Fermín deviennent ainsi le symbole de l'amnésie post traumatique qui touche l'Espagne de l'après-franquisme. 

C'est avec beaucoup d'habileté mais aussi d'humour que Juan Marsé pousse à la réflexion. Il crée un subtil décalage entre un présent que l'on tente de rendre plus léger malgré un héritage oppressant -notamment en introduisant comme personnage secondaire de son intrigue une employée de maison férue de cinéma au caractère bien trempé- et un passé qui, évoqué à travers une mémoire trompeuse, détournée, se voile d'une atmosphère d'angoisse sourde, presque surnaturelle. Il démontre l'influence du contexte politique et social sur l'art et la création, mais aussi d'une manière plus générale sur le langage, la censure inhérente au totalitarisme modifiant le sens et la portée des mots, imposant une retenue permanente. "Cette putain si distinguée" est aussi un récit sur la difficulté à se réapproprier ce langage une fois la censure levée, à renouer avec la sincérité, et sur le sentiment d'impuissance qui en découle.

Commentaires

  1. Je ne connais pas du tout cet auteur, je note ce titre. Ce que tu écris sur le rapport à la mémoire et au langage m'intéresse.

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    1. Je ne le connaissais pas non plus avant cette lecture, j'avais noté ce titre ici : https://www.undernierlivre.net/juan-marse-cette-putain-si-distinguee/
      J'en ai beaucoup aimé l'écriture, à la fois fluide et profonde, et la thématique, en effet fort intéressante, y est abordée de manière subtile.

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  2. Ca me donne envie ! Ca me rappelle des atmosphères comme dans le film la isla minima. Je vais peut-être essayer de le lire en espagnol !

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    1. Ah, j'ai loupé ce film à sa sortie, et comme je ne regarde pas de films sur PC, j'en suis réduite à espérer, une fois ratée la sortie ciné, à tomber dessus le jour où il passera à la télé, si je suis devant la télé, ce qui est rarissime !! Je serais très curieuse d'avoir l'avis de quelqu'un qui l'aura lu en VO (je t'envie, mon niveau en espagnol ne me le permet pas).

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  3. Je ne connaissais pas non plus cet auteur, je trouve le récit très intriguant et intéressant. Merci !

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    1. J'espère que tu le liras et qu'il te plaira, faire découvrir de nouveaux auteurs à des lecteurs est l'un des plus grands plaisirs que procurent les blogs (dans les deux sens...) !

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  4. Moi, non plus, je ne connaissais pas du tout alors je note , je découvre beaucoup en ce moment :-)

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  5. En tout cas, ta chronique est passionnante !

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    1. J'espère qu'elle t'a convaincue de lire cet auteur méconnu -en ce qui me concerne en tous cas, il est visiblement très connu en Espagne-, dont je n'ai probablement pas fini de découvrir l'oeuvre..

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  6. Je ne connaissais pas ce roman de Juan Marsé .Le seul que j'ai lu de lui est"La calligraphie des rêves "qui m'avait beaucoup plu ,même s'il n'est pas de lecture facile.
    Il s'agissait d'un enfant qui ,face à une cruelle réalité, inventait sa vie.
    D'après Juan Marsé, souvent ce qui est inventé à plus de poids que la réalité. Merci à vous de mettre en lumière cet auteur.

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    1. On retrouve d'ailleurs souvent cette notion dans la littérature, qui fait la part belle aux possibles, aux hypothèses, aux remaniements de la mémoire, et c'est en partie ce qui la rend si passionnante, car révélatrice de la complexité de l'esprit humain..

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