LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L'alphabet de flammes" - Ben Marcus

"Certaines choses devraient aller sans dire -éternellement."

Une épidémie aussi étrange que redoutable frappe la société des Hommes, plus précisément celle des adultes, devenus allergiques à la parole des enfants. Une allergie dont les spectaculaires symptômes -rétrécissement et rigidification de la face, fatigue extrême rendant le moindre geste presque insurmontable, aphasie provoquée par la croissance d'un durillon sous la langue- aboutissent, en l'absence de soustraction à ce qui la déclenche, à la mort. La nature elle-même -arbres, oiseaux- semble prise d'une léthargie maladive, asséchée par une soudaine abondance de sel.

Malgré la progression galopante de la maladie, les autorités font dans un premier temps preuve de déni, minimisant l'ampleur du fléau, jusqu'à ce que la réalité les rattrape. En un tragique renversement de situation, les parents doivent bientôt quitter -le terme "fuir" est d'ailleurs plus adapté- leurs enfants, maintenus en quarantaine dans des quartiers dont ils sont devenus la terreur. 

Le narrateur témoigne de sa propre expérience et de celle de sa famille, en nous immergeant, sans préambule, au cœur de la crise, nous laissant dans l'ignorance de sa genèse. D'une manière générale, le contexte et l'identité même de ce narrateur gardent un caractère imprécis. Si l'on sait que les événements se déroulent aux Etats-Unis, l'époque, les éléments politiques, sociaux ou historiques s'y rattachant sont passés sous silence.

Au moment où débute le récit, la femme du héros, Claire, est à un stade avancé de la maladie. Pendant qu'Esther, leur fille adolescente, exprime un dégoût haineux pour l'état de fatigue croissant de ses parents, et a de plus en plus de mal à ne pas rejeter totalement les manifestations désespérées de l'attention maternelle, il s'occupe inlassablement de son épouse, expérimente de vains traitements concoctés selon les consignes qu'il reçoit par l'intermédiaire d'un obscur réseau de transmissions souterrain qui lui permet en temps normal de suivre de mystérieux offices religieux. Car le couple est de ces des juifs reconstructionnistes -également désignés comme "juifs sylvestres"-, dont la méthode de dévotion, entièrement secrète, consiste à écouter les messages obscurs de leur rabbin au travers de câbles enfouis sous le sol d'une cabane dissimulée dans la forêt. Pratique qui intéresse fortement un certain LeBov, pseudo expert ayant tiré avantage de la situation pour asseoir une notoriété teintée de mystère, avançant des théories douteuses sur les causes de la contamination, et qui est persuadé que les messages reçus par les juifs des forêts recèlent une solution pour affronter la crise...

Ben Marcus nous engage ainsi dans des questionnements qui ne trouveront pour la plupart aucune réponse et des problématiques orphelines de résolution, et on peut par moments se demander si certaines des énigmes qu'il superpose à son intrigue étaient vraiment nécessaires. Mais là n'est pas, après tout, l'important. La grande force de "L'alphabet de flammes" réside principalement dans l’atmosphère dont il nous enveloppe, nous plombant d'une lente mais pesante sensation de délitement, nous faisant assister à l'insidieuse apocalypse d'une civilisation qui s'éteindrait de trop de paroles, sans avoir compris la source de son mal. Car à quoi tient la nocivité du langage : aux mots ou à leur signification ? Sont-ce les non-dits ou les mensonges, l'écoute ou l'entendement que l'humanité ne peut plus supporter ?

La manière dont l'auteur aborde la relation à l'enfant, à nos enfants, en désacralisant leur innocence, en instillant perversion et volonté de malveillance dans leurs actes et leurs comportements, participe grandement à entretenir le sentiment d'oppression horrifiée que fait surgir la lecture. D'autant plus que s'ils sont poussés à l'extrême, ces comportements -condamnation d'une curiosité parentale jugée comme intrusive, mépris des rituels instaurés dans l'enfance- ne sont pas, et cela contribue à renforcer le malaise, sans rappeler ceux de tout adolescent en quête d'émancipation, la maladresse parfois brutale à laquelle les pousse la difficulté à trouver l'équilibre entre indépendance et besoin affectif se transformant ici en rejet violent et totalement assumé.

Il se dégage de "L'alphabet de flammes" une noirceur et une mélancolie intenses, et pourtant... Le combat acharné du narrateur pour sauver sa famille et maintenir le lien corrompu mais indéfectible qui l'unit aux siens, son amour pour eux ne faiblissant jamais, permet la persistance d'une lueur d'espoir, même si elle est ténue et presque invisible...

"Il n'y a plus de temps pour le dernier mot. Le dernier mot a été dit, et pas par nous."

Une lecture effectuée dans le cadre du Mois Américain, orchestré par Titine :

Commentaires

  1. Ça a l'air très costaud comme histoire. Je ne me sens pas très tentée ..

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    1. Ça l'est en effet, et l'auteur rend très bien la noirceur à laquelle se prête son sujet...

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  2. Ouah !! le propos de départ (c'est le cas de le dire) est terrible ! ça fait froid dans le dos... Bon mois de septembre américain

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    1. Oui, c'est glaçant, et par le sujet, et par l'atmosphère... bon mois américain à toi aussi, je me réjouis des découvertes qu'il va nous permettre !

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  3. Ouh les thèmes, le contexte de l'intrigue et la manière dont cela semble être traité pourraient bien me plaire. Un roman d'anticipation original. Merci pour cette découverte car à la seule vue de la couverture, je n'aurais pas imaginé ce genre d'histoire.

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    1. Oui, il est original, très sombre, et fort réussi dans l'ensemble. Je l'ai acheté par hasard, il traînait dans un rayon caché "bonnes affaires" chez Guibert... Une très bonne affaire, oui !

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  4. Cela me semble très intéressant, c'est le genre de livre qui pourrait me plaire et puis tu le présente si bien... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Je pense qu'il te plairait, l'écriture de Ben Marcus est très prégnante, fortement empreinte de mélancolie, et le sujet se prête à de multiples interprétations..

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  5. Réponses
    1. Tout dépend de ce qui te retient.. si tu crains la noirceur, ne tente pas... sinon, fonce !

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  6. Ça n'avait pas passé! L'impression de ne pas être assez intelligente pour comprendre. Fait à noter, aussi superficiel soit-il, c'est le seul livre de ma bibliothèque que je compte ni prêter ni relire un jour. Je le garde juste parce que je trouve l'objet magnifique!

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    1. C'est aussi son apparence qui m'a attirée dans un premier temps...

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    2. j'avoue qu'en lisant ton billet, j'ai eu aussi le sentiment de ne pas être aussi intelligente - tant de données en si peu - sinon, ça n'est pas du tout mon genre et je ne suis pas du tout tentée, mais tant mieux si tu as aimé !

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    3. En fait, il n'y a rien à comprendre, si on s'arrête à l'intrigue, et j'admets que ce n'est pas forcément évident à accepter, mais on ne saura jamais pourquoi ou comment cette épidémie s'est déclenchée, comme on ne saura jamais si les transmissions souterraines reçues par le héros étaient une escroquerie ou non, etc, etc... mais cela n'a pas vraiment d'importance. On est, comme le héros, plongé dans un brouillard quant à la signification des événements, la seule chose qui compte étant de tenter de sauver sa femme et sa fille...

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  7. C'est un peu le même principe que le roman jeunesse de Guillaume Guéraud que je viens de lire. On distille une atmosphère pesante, une menace diffuse qui fait des ravages concrets mais on ne répond pour ainsi dire à aucune question et on laisse beaucoup de choses à l'interprétation du lecteur. C'est un peu facile je trouve...

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    1. Ici, ça ne m'a pas trop gênée, puisque cette confusion touche aussi les personnages...

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  8. Le postulat de départ est on ne peut plus inquiétant et intéressant. Je tenterais volontiers ce roman.

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    1. Oui, tente, si comme moi tu ne crains pas les questions sans réponse ! C'est bien écrit et original..

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  9. Mais est-ce que c'est pour montrer les dérives de l'éducation donnée aux enfants ?? On peut supposer que l'auteur parle de notre monde actuel, des relations parents-adolescents ? Veut-il montrer la violence qui règne aux Etats-Unis, le port des armes etc..? Ca me paraît bizarre que le propos de l'auteur soit gratuit ? Que d'interrogations !

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    1. J'ai pensé moi aussi à toutes ces pistes de réflexion, notamment à une sorte d'allégorie sur le besoin d'émancipation des adolescents, et la nécessité du détachement... mais il y a dans le récit dans de portes ouvertes à l'extrapolation, que je n'ai pas réussi à saisir quel était le but de l'auteur, ni même s'il avait un but, en ce qui concerne un éventuel propos sous-jacent.. mais j'ai aimé !

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