"Leurs enfants après eux" - Nicolas Mathieu
"Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible."
Comme dans "Aux animaux la guerre", Nicolas Mathieu nous emmène avec son deuxième roman au cœur des territoires silencieux et délaissés que constituent ces coins de province où la vie s'écoule sans perspectives…
La fermeture des hauts-fourneaux de Metalor a fait d’Heillange une région sinistrée. Pendant un siècle, ils ont drainé les existences, les êtres, les heures. Les enfants ont été baignés des histoires de solidarité ouvrière, de fraternité populaire, de vies rythmées par l’usine. Les saignées laissées dans la ville par les installations désormais inutilisées ravivent les mémoires, et la nostalgie d’un temps qu’avec le recul, on considèrerait presque comme prospère.
Mais l’industrie, c’est fini. Place à l’ère du tertiaire, à la société du loisir, de l’ultra-consommation, et de la joie ostentatoire. Un projet de construction de parc d’attraction devrait redonner de l’élan à Heillange, dont on a d’ailleurs déjà repeint les façades du centre-ville en couleurs, ça fait un peu carton-pâte, mais c’est quand même plus gai que le gris.
En attendant ce chimérique renouveau, il faut composer avec le marasme et la précarité qu’a instauré le déclin économique. C’est dans le quotidien des perdants que nous installe Nicolas Mathieu, de ceux qui se débattent à la lisière de la pauvreté, subissent le travail précaire ou l’absence de travail, et constituent ce qu’on appelle les "classes modestes".
Il dépeint la médiocrité étriquée, uniforme, l’appréhension du milieu de mois, sans parler d’en boucler la fin. Le quotidien enfermé dans des habitudes dont on ne déroge pas, les horaires de repas immuables, la manière de tout compter, tout couper en morceaux, les journées aussi bien que les parts de tartes. Même les idées sont comme paramétrées, elles s’apparentent d’ailleurs davantage à des principes, qui permettent de se scandaliser à l’unisson, de s’indigner sur commande, de se rejoindre sur la haine des arabes, ou le mépris de l’encore plus déclassé, l’appartenance à une certaine "normalité" et l’assurance qu’on n’est pas les plus indigents, les plus incultes, les plus assistés, permettant de conserver une once de dignité, d’estime de soi.
Il exprime la violence de ces vies poussives, difficiles, plombées par les grossesses multiples, le chômage, l’alcoolisme, la dépression. Le manque d’ambition inhérent au déterminisme social, qui vous condamne à croupir dans cette médiocrité qui en devient un héritage.
C’est par l’angle de la jeunesse que l’auteur aborde cet univers de morne désespoir. Au fil de quatre étés pairs, de 1992 à 1998, il se focalise sur deux adolescents dont les routes se croisent, s’affrontent.
En 1992, ils ont quatorze ans. Anthony traîne avec son cousin plus âgé, à boire de la bière et commettre des petits larcins. C’est une tête brûlée, que la fougue de la jeunesse et un contexte familial compliqué -son père, alcoolique, est à l’occasion violent- incitent à délaisser les bancs de l’école et le domicile familial. Comme tout garçon de son âge, Anthony rêve de filles, de seins et de fesses, à la fois avide de douceur et d’attention, et tourmenté par ses montées de testostérone. Et puis c’est l’été, le moment d’aller épier les nudistes qui se prélassent sur une des plages isolées du lac d’Heillange, de se faire inviter dans les fêtes que donnent les jeunes privilégiés auxquels les parents laissent leur maison le temps d’un week-end... C’est à cette occasion, et suite au vol de la moto qu’Anthony avait secrètement empruntée à son père, que le garçon fait la connaissance d’Hacine, qui cumule quant à lui infériorité sociale et statut d’étranger, bien qu’étant né en France et partageant avec de nombreux enfants d’Heillange une carrière paternelle chez Metalor. Hacine qui n’a sa place ni ici ni ailleurs, confiné dans sa cité avec ses semblables, sous la double et contradictoire emprise de la honte que lui inspire son perdant et humilié de père, et de la rage que provoque son exclusion d’une société qui le condamne à la délinquance.
Dans une langue simple, directe, Nicolas Mathieu déploie avec justesse et tendresse les émois, les frustrations, les questionnements, les rêves d'ailleurs de ces adolescents -et de ceux qui les entourent-, tirant prétexte du contexte estival pour exacerber le langage avide et maladroit des corps. La dimension parfois un peu caricaturale avec laquelle il dresse le tableau de ce milieu provincial et morose, est amoindrie par sa capacité à exprimer, malgré ses tourments et ses incertitudes, la fraîcheur et les émois de cette période de mutation qu’est l’adolescence. Il fait par ailleurs renaître avec naturel chacune des époques qu'il évoque, s’aidant de la bande-son, d’allusions aux événements qui les ont rendues mémorables et des références culturelles qui les définissent.
Un roman très réussi.
Comme dans "Aux animaux la guerre", Nicolas Mathieu nous emmène avec son deuxième roman au cœur des territoires silencieux et délaissés que constituent ces coins de province où la vie s'écoule sans perspectives…
La fermeture des hauts-fourneaux de Metalor a fait d’Heillange une région sinistrée. Pendant un siècle, ils ont drainé les existences, les êtres, les heures. Les enfants ont été baignés des histoires de solidarité ouvrière, de fraternité populaire, de vies rythmées par l’usine. Les saignées laissées dans la ville par les installations désormais inutilisées ravivent les mémoires, et la nostalgie d’un temps qu’avec le recul, on considèrerait presque comme prospère.
Mais l’industrie, c’est fini. Place à l’ère du tertiaire, à la société du loisir, de l’ultra-consommation, et de la joie ostentatoire. Un projet de construction de parc d’attraction devrait redonner de l’élan à Heillange, dont on a d’ailleurs déjà repeint les façades du centre-ville en couleurs, ça fait un peu carton-pâte, mais c’est quand même plus gai que le gris.
En attendant ce chimérique renouveau, il faut composer avec le marasme et la précarité qu’a instauré le déclin économique. C’est dans le quotidien des perdants que nous installe Nicolas Mathieu, de ceux qui se débattent à la lisière de la pauvreté, subissent le travail précaire ou l’absence de travail, et constituent ce qu’on appelle les "classes modestes".
Il dépeint la médiocrité étriquée, uniforme, l’appréhension du milieu de mois, sans parler d’en boucler la fin. Le quotidien enfermé dans des habitudes dont on ne déroge pas, les horaires de repas immuables, la manière de tout compter, tout couper en morceaux, les journées aussi bien que les parts de tartes. Même les idées sont comme paramétrées, elles s’apparentent d’ailleurs davantage à des principes, qui permettent de se scandaliser à l’unisson, de s’indigner sur commande, de se rejoindre sur la haine des arabes, ou le mépris de l’encore plus déclassé, l’appartenance à une certaine "normalité" et l’assurance qu’on n’est pas les plus indigents, les plus incultes, les plus assistés, permettant de conserver une once de dignité, d’estime de soi.
Il exprime la violence de ces vies poussives, difficiles, plombées par les grossesses multiples, le chômage, l’alcoolisme, la dépression. Le manque d’ambition inhérent au déterminisme social, qui vous condamne à croupir dans cette médiocrité qui en devient un héritage.
C’est par l’angle de la jeunesse que l’auteur aborde cet univers de morne désespoir. Au fil de quatre étés pairs, de 1992 à 1998, il se focalise sur deux adolescents dont les routes se croisent, s’affrontent.
En 1992, ils ont quatorze ans. Anthony traîne avec son cousin plus âgé, à boire de la bière et commettre des petits larcins. C’est une tête brûlée, que la fougue de la jeunesse et un contexte familial compliqué -son père, alcoolique, est à l’occasion violent- incitent à délaisser les bancs de l’école et le domicile familial. Comme tout garçon de son âge, Anthony rêve de filles, de seins et de fesses, à la fois avide de douceur et d’attention, et tourmenté par ses montées de testostérone. Et puis c’est l’été, le moment d’aller épier les nudistes qui se prélassent sur une des plages isolées du lac d’Heillange, de se faire inviter dans les fêtes que donnent les jeunes privilégiés auxquels les parents laissent leur maison le temps d’un week-end... C’est à cette occasion, et suite au vol de la moto qu’Anthony avait secrètement empruntée à son père, que le garçon fait la connaissance d’Hacine, qui cumule quant à lui infériorité sociale et statut d’étranger, bien qu’étant né en France et partageant avec de nombreux enfants d’Heillange une carrière paternelle chez Metalor. Hacine qui n’a sa place ni ici ni ailleurs, confiné dans sa cité avec ses semblables, sous la double et contradictoire emprise de la honte que lui inspire son perdant et humilié de père, et de la rage que provoque son exclusion d’une société qui le condamne à la délinquance.
Dans une langue simple, directe, Nicolas Mathieu déploie avec justesse et tendresse les émois, les frustrations, les questionnements, les rêves d'ailleurs de ces adolescents -et de ceux qui les entourent-, tirant prétexte du contexte estival pour exacerber le langage avide et maladroit des corps. La dimension parfois un peu caricaturale avec laquelle il dresse le tableau de ce milieu provincial et morose, est amoindrie par sa capacité à exprimer, malgré ses tourments et ses incertitudes, la fraîcheur et les émois de cette période de mutation qu’est l’adolescence. Il fait par ailleurs renaître avec naturel chacune des époques qu'il évoque, s’aidant de la bande-son, d’allusions aux événements qui les ont rendues mémorables et des références culturelles qui les définissent.
Un roman très réussi.
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec The Autist Reading : son avis est ICI.
Je l’ai lu celui-là, je n’ai pas trouvé ça extraordinaire, c’est bien mais sans plus, ça se vite et facilement, mais j’ai l’impression de l’avoir tout aussi vite oublié... (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)
RépondreSupprimerAh, je pense que j'en garderai des images assez longtemps, en ce qui me concerne. Mais ton retour ne me surprend pas vraiment, ce n'est effectivement pas un titre que je t'aurais recommandé !
SupprimerJamais eu trop envie, dommage
RépondreSupprimerJe pense qu'il te plairait, pourtant !
SupprimerJe l'avais beaucoup aimé ce livre, et surtout l'écriture qui m'a semblé juste et fine.
RépondreSupprimerOui, il a un réel talent pour exprimer les choses avec simplicité mais sans simplisme.. et certains passages sont même empreints d'une réelle poésie (The Autist le souligne dans son billet, je pense notamment à certaines scènes "érotiques", que j'ai trouvées très belles).
SupprimerUn roman qui m'a fait grande impression par sa maîtrise, et, comme tu le soulignes, sa justesse à représenter ces ados...
RépondreSupprimerC'est assez réjouissant de voir que pour une fois, les lecteurs et le jury du Goncourt se rejoignent !
SupprimerJe n'ai pas ressenti cet aspect caricatural que tu soulignes. J'ai au contraire trouvé que cela sonnait juste (du moins conforme à ce que j'en connais et à ce que j'ai vécu).
RépondreSupprimerCela n'a pas gêné ma lecture, c'est quelque chose qui m'a juste un peu interpellée, à certains moments, par exemple quand il évoque ces individus surnommés les "grosses têtes" : comme il n'en parle qu'à travers l'opinion qu'en ont les autres, ils en acquièrent une dimension presque surnaturelle... sinon, l'ensemble est crédible, je confirme ... et il a surtout l'intelligence de créer des personnages principaux suffisamment complexes pour ne pas tomber dans la caricature.
SupprimerComme Keisha, malgré les très bons échos que m'en avait fait une de mes libraires préférées, et puis tous les avis positifs par la suite. Bon, on ne peut pas tout lire, il faut faire des choix...
RépondreSupprimerC'est vrai, mais il en vaut la peine, quand même..
SupprimerJe l'ai beaucoup vu chroniqué et généralement aimé mais ça ne me tentait pas trop... On verra à l'occasion.
RépondreSupprimerJ'ai surtout été incitée à le lire par le fait que j'ai beaucoup aimé Aux animaux la guerre, son premier titre, découvert en rencontrant l'auteur sur un salon, alors qu'il était encore complètement anonyme... Et je ne le regrette pas, donc n'hésite pas, oui, si tu en as l'occasion !
SupprimerJe ne suis pas du tout tentée par cette lecture, je ne pense pas qu'elle soit pour moi.
RépondreSupprimerQu'est-ce que tu crains, c'est le sujet qui te retient ?
SupprimerLe sujet, l'époque, je ne le sens pas ..
SupprimerDans ce cas, peut-être est-il préférable de t'abstenir, en effet (et j'imagine que tu n'es de toute façon pas en panne de lecture ...!)
SupprimerIl me le faut pour mon confinement!
RépondreSupprimerTu n'as plus qu'à la commander, dans ce cas... Je pense qu'il te plaira !
SupprimerJ'avais vraiment beaucoup aimé ce roman à sa sortie. Et cela m'avait donné envie de lire son premier, encore meilleur.
RépondreSupprimerJe n'avais pas vu ton commentaire, désolée pour la réponse tardive !.. Tu as donc préféré son premier titre ? J'avoue que je ne me suis pas posée la question, mes deux lectures ayant été espacées, et je crois que je n'étais pas du tout dans le même esprit en les abordant l"une et l'autre. Avec "Aux animaux la guerre", je découvrais le 1e roman d'un jeune auteur sympathique mais complètement inconnu rencontré sur un salon, situation qui avait bien évolué au moment de lire "Leurs enfants après eux", dont on a tellement entendu parler... Ce dont je suis sûre, c'est d'avoir beaucoup aimé les deux, mais peut-être que la dimension "polar" de son premier titre lui apporte un petit plus...
SupprimerBonjour Ingannamic, j'ai déjà Aux animaux la guerre, le roman précédent de Nicolas Mathieu. Les histoires qu'il raconte ne sont pas gaies. Pas trop envie en ce moment de me plonger dans ce genre d'histoires. Désolé. Bonne journée.
RépondreSupprimerBonjour Dasola,
SupprimerTu n'as pas à être désolée, je peux comprendre que l'on n'ait pas envie de lire des romans à l'atmosphère sombre par les temps qui courent.. Tu auras bien le temps de le lire plus tard..
J'espère que tu te portes bien.
Bonne journée.