LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le grand mal" - Jean Forton

"Portefeuille ou idéologie, peu importe. Le résultat est identique. On pille, on torture, on tue. Le voilà, le grand mal, le mal à détruire."

Une ville de la fin des années 50, que l'on devine être Bordeaux. Le récit se focalise plus précisément sur le quartier de la rue la Porte-Vieille, que la présence d'établissements scolaires rend effervescente à certaines heures de la journée. Là, les garçons du lycée Ausone et les jeunes filles du Sacré-Coeur se jaugent et se rapprochent, obéissant aux complexes protocoles de l'âge adolescent.

S'y invite, comme en contrepoint à l'insouciante innocence de la jeunesse, une terrible manifestation de la cruauté humaine : des fillettes disparaissent... 

Parmi les élèves du lycée Ausone, figure Arthur Ledru, surnommé Coco par ses parents, et Grande-Nouille par ses camarades, la faute à sa silhouette en fil de fer et à son allure godiche. Timide, voire froussard, il devient pourtant l'ami du rustaud et brutal Frieman, qu'il domine lors d'une bagarre au hasard d'un coup bien porté, gagnant l'indéfectible respect de son adversaire. Dès lors, les deux collégiens sont inséparables, séchant l'étude pour les salles obscures du cinéma de quartier où Frieman en profite pour peloter sa bonne amie Georgette, puis s'acoquinant avec le fascinant Stéphane, arrivé en cours d'année, qui les éblouit avec son assurance impudente et son apparente absence de limites. 

Une période de transition pour Ledru, gonflé d'une soudaine confiance lui donnant une impression de puissance, de laisser l'enfance derrière lui. Après avoir rossé Frieman, il lui vole sa petite amie. Il lui vient des envies de révolte dont l'idée ne l'effleurait pas jusqu'à présent envers la mesquinerie paternelle qui rationne son argent de poche ; il se met à considérer avec condescendance les rabâchages du père Ledru. Mais ces rebuffades intérieures face aux humiliations dont il se croit victime, ce sentiment nouveau de pitié envers son père s'accompagnent de la culpabilité et de la frayeur indissociables à toute émancipation, de la crainte de déparer les adultes de leur aura rassurante d'autorité. Et ce n'est pas le seul paradoxe qui hante la psyché en pleine mutation de l'adolescent, par ailleurs tourmenté par la chair au point d'être convaincu que l'humanité entière se livre à un vaste déballage érotique, et en même temps tenaillé par la honte et le dégoût à la vue des seins de sa sœur ou de l'impudique silhouette des mannequins de vitrines de la rue Sainte-Catherine...  

Jean Forton capte avec justesse les émois et les contradictions de cet âge complexe, dont il évoque tant la vulnérabilité que la cruauté. Et en matière de richesse psychologique, les adultes de son roman ne sont pas en reste. S'il se moque gentiment, avec une tendre ironie, de la simplicité d'esprit de certains d'entre eux, qui avec leurs petites fiertés et la conviction de leur bon droit se font fort de renvoyer l'image même de l'honnêteté et de la respectabilité, il parvient aussi, en quelques dialogues, à nous surprendre avec d'autres de ses personnages secondaires, en les dotant d'une emphase et d'une propension à philosopher qui auraient pu paraître déplacées ou inadaptées, mais qui finalement s'accordent à l'omniprésence sous-jacente du mal qui, avec l'évocation des disparitions, plombe le récit. C'est comme s'il avait voulu grandir certains de ses héros, en accolant à leur apparente banalité, voire leur petitesse, une dimension tragique, et J'ai trouvé cette démarche particulièrement touchante... Ainsi Gustave, portraitiste ambulant au passé mystérieux, torturé par la possibilité même de la violence faite aux faibles, ou encore le commissaire Dubergat, homme lucide dont le sang-froid dissimule une profonde sensibilité, qu'il exprime à l'occasion de déclamations passionnées et inattendues. 

Et quelle fin ! Une fin terrible, qui vient brutalement démontrer que le mal peut aussi se cacher dans des actions a priori anodines, aux conséquences disproportionnées...

Une belle découverte d'un auteur que les Editions Finitude, La Dilettante ou encore L'éveilleur ont eu la bonne idée de remettre à l'honneur en republiant, depuis le début des années 2000, plusieurs des œuvres.

Commentaires

  1. Excellente initiative en effet, et tu nous promets une fin si inattendue que tout lecteur normalement constitué a envie d'aller ouvrir ce livre :-)

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    1. C'est le but ! Cette fin m'a personnellement cueillie à froid, elle est inattendue par sa violence, mais finalement logique. Une plume à (re)découvrir, en tous cas, que celle de ce Jean Forton.

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  2. Je me demande ... Comment fais-tu pour aller dénicher autant de titres tentateurs ? Tu as une baguette magique ?

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    1. Oh, j'aimerais bien... ! Non, les 3/4 des titres que je lis viennent d'idées notées sur les blogs (j'aime bien notamment fouiner en des lieux un peu délaissés, qui recèlent parfois des pépites !), et pour le reste, il y a en vrac les rencontres d'auteurs sur les salons, des titres notés lors d'émissions radio, et de temps en temps, comme pour celui-là, un coup de tête absolument pas prémédité lors d'un passage en librairie. Et parfois, bingo !! Ce qui m'a attirée, c'est sans doute le fait que cela se passe à Bordeaux, la jolie présentation de l'objet-livre, et il avait dû être mis en évidence par les libraires chez lesquels je m'approvisionne.

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  3. Sans se concerter, on donne toutes les deux dans les relations humaines un poil dérangeantes aujourd'hui, tiens ! Du coup, je passe mon tour pour ce roman-là, j'ai encore Kawabata en travers de la gorge (malgré son immense talent !) Mais comme toi, je salue les maisons d'éditions qui remettent à l'honneur des écrivains talentueux injustement oubliés.

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    1. Ah tiens, je vais aller voir ça, alors ! D'autant plus que je ne connais pas ce Kawabata.

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  4. Je n'ai jamais entendu parler de cet auteur, il faut dire que les années 50 ne connaissaient pas le tam tam médiatique actuel et j'étais bien jeune.

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    1. C'est un titre qui n'a pas du tout vieilli, en plus. Il y a certes une ambiance un peu surannée, liée au contexte, mais le propos, l'écriture, n'ont rien de démodé, c'est vivant et les personnages sont palpables.

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  5. je t'ai répondu pour Haruf . Sinon, en lisant ton billet j'ai pensé à Landru tout du long (Ledru).. bon le sujet ne me tente pas du tout (ouf!) mais oui tu as des lectures vraiment éclectiques !

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    1. Oui, j'ai vu, j'ai bloqué le 29 septembre !
      Pauvre Ledru, il compte à son actif quelques bassesses, mais de là à le prendre pour Landru... !

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  6. Dépaysement assuré quand je passe par ici! J'adore ton éclectisme si rafraichissant.
    Par ailleurs, je t'ai proposé, chez Electra, une LC d'Olive. On se tient au courant, miss.

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    1. C'est drôle parce qu'il fut un temps où j'avais tendance à me tourner vers le même genre (essentiellement des polars), voire vers le même auteur, d'un roman à l'autre, et maintenant c'est un peu le contraire, je suis plutôt dans la dispersion, et j'aime changer d'univers, de style, à chaque lecture... sans doute en grande partie grâce aux blogs, qui nous donnent tant d'idées et tant d'envies !
      Pour la LC, je t'ai répondu sur ton blog, en commentaire à ton dernier billet en date (je te propose une date à partir de début octobre, si cela te va).

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    2. De mon côté aussi, les blogues sont une sources inépuisables de tentations et me permettent de sortir de mes sentiers battus.

      Parfait pour début octobre.

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  7. Oh mais dis donc, ce n'est pas très sympa de me tenter en cette période où je n'ai absolument pas le temps de lire... Je t'en veux terriblement, là.

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    1. Ces tentations font partie de mon plan "solidarité librairies", pour les aider à se relever de la crise !!

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  8. Merci pour cette superbe découverte. Et en plus tu mets à l'honneur une maison d'édition pas très connu... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Oui, ce sont des maisons que j'aime beaucoup, dont les propositions sont originales et de qualité, sur le fond comme sur la forme. Finitude est d'ailleurs une société bordelaise..

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  9. J'avais vraiment adoré ce roman, cruel et pessimiste. Content de voir qu'il t'a plu à toi aussi.

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    1. Oui, pessimiste, c'est très juste, ce terme me renvoie notamment à la fin, glaçante...

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