"Le Père Goriot" - Honoré de Balzac
"Ah, sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être".
Honoré de Balzac était l’un de ces auteurs classiques qu’il me restait à découvrir. J’ai bien jadis mis le nez dans une vieille édition des "Chouans" trouvée dans la bibliothèque parentale mais, sans doute l’ai-je fait trop jeune, car j’ai jeté l’éponge après une trentaine de pages, effrayée par ses minutieuses descriptions (c’est en tous la souvenir, très subjectif, que j’en ai gardé…). Maintenant que je suis grande (quoique, ce ne serait sans doute pas l’avis de mes filles, furieuses d’avoir hérité de mon petit mètre 55…), je me suis dit qu’il était sans doute temps de retenter l’expérience, et l’occasion s’est présentée quand j’ai constaté que "Le Père Goriot" figurait dans la PAL d’Electra : c’est toujours plus facile de se lancer un défi lorsqu’on est accompagné…
Défi est à vrai dire un bien grand mot… Comme nombre de classiques, "Le Père Goriot" est très accessible, et s’il est riche en descriptions, elles sont plus réjouissantes qu’ennuyeuses. C’est d’ailleurs ce qui m’a d’emblée embarqué dans ce roman, les portraits dessinés d’un trait féroce et drôle, la précision et la cocasserie des images convoquées, qui rendent décor et personnalités palpables.
Nous sommes introduits dans le récit par la porte du "respectable" établissement de la vieille Madame Vauquer qui tient depuis quarante ans une pension bourgeoise située entre le Quartier Latin et le faubourg Saint-Marceau, morne portion de faubourg délaissé par l’animation parisienne, qui sent la médiocrité, l’ennui, "la vieillesse qui meurt". L’intérieur de la pension Vauquer, règne d’une misère sans poésie, est à l’avenant de ce sordide environnement, avec son odeur rance de renfermé, ses pièces aux murs encrassés et meublées de buffets pourris et démodés, de commodes gluantes et empoussiérées. La maîtresse des lieux y traîne sa silhouette grassouillette et mal mise, rationne les morceaux de pains et compte le moindre sou, veuve plaintive à qui son mari n’a laissé que cette maison pour vivre. Y vit une éclectique compagnie composée d’hommes et de femmes, de jeunes et de moins jeunes, auxquels s’ajoutent aux heures de repas des pensionnaires externes, "abonnés" au dîner. Parmi les internes, une jeune fille rejetée par un père fort riche et la veuve qui l’a prise sous son aile ; une vieille fille aux allures de comploteuse ; le curieux Poiret ; Vautrin, quadragénaire et ancien négociant ; Eugène de Rastignac, étudiant charentais venu faire ses études de droit à Paris, et enfin, le Père Goriot, fabricant de pâtes à la retraite.
Le roman tourne autour du drame de ce père de deux filles désormais mariées. Des filles très belles, qu’il a élevées seul, et qu’il a surtout excessivement gâtées. Ayant fait fortune pendant la Révolution grâce à son commerce, il les a couvertes de cadeaux, les a habituées à ne manquer de rien et à désirer le meilleur. L’aînée Anastasie a épousé le comte de Restaud, et Delphine la cadette a dû se contenter d’un baron, par ailleurs banquier. Pour leur permettre de maintenir l’ostentatoire train de vie qu’exige la vie parisienne, le père Goriot vit chichement de ses rentes, se nourrissant à peine. En retour, il voit de temps en temps ses filles, en cachette pour ne pas faire honte à ses gendres, Anastasie et Delphine elles-mêmes préférant limiter les contacts avec ce père qui détonne dans leur nouveau milieu.
Si "Le Père Goriot" est l’histoire d’une tragédie personnelle, le roman est aussi le prétexte à dresser un tableau éreintant d’une société parisienne où l’étiquette et l’apparence sont primordiales, et où l’on ne réussit que si on donne l’impression d’avoir de l’argent.
Le jeune Eugène de Rastignac, provincial un peu rustre et maladroit, est ébloui par le faste d’un monde où il est introduit par l’entremise d’une cousine vicomtesse très en vue, qui l’initie à ses codes. Il en oublie bien vite ses études pour ne plus se consacrer qu’à un seul but : parvenir, et séduire Anastasie puis Delphine Goriot, dont il est tombé sous le charme. Pris par le démon du luxe et la fièvre du gain, il tombe dans le cercle vicieux de l’endettement, emprunte de l’argent à sa famille pour pouvoir s’habiller à la dernière mode, se déplacer en voiture… C’est ainsi que l’étudiant en droit se rapproche de Goriot, servant d’intermédiaire entre le père et ses filles, abreuvant le premier du récit d’épisodes évoquant la joie, la beauté ou les sourires de cette ingrate progéniture qu’il adore avec démesure. Quant à de Rastignac, approché par le mystérieux Vautrin qui, ayant détecté sa soif d’ambition, tente de l’inciter à quelque mauvais coup dont il pourra lui-même tirer profit, il est peu à peu tiraillé entre ses désirs et ses scrupules, entre les jouissances qu’il a goûtées et auxquelles il se sent incapable de renoncer, et la prise de conscience que pour atteindre son but, il devra boire toute honte, renoncer à toute noblesse d’esprit.
Honoré de Balzac est sans pitié pour cette société parisienne de la Restauration qu’il étrille avec un humour mordant mais aussi avec une sorte de tristesse désabusée, lorsqu’il se place du côté de ses victimes -pourtant bien souvent consentantes-. Dans ce milieu où le jugement est prompt, car uniquement basé sur l’apparence -la tenue vestimentaire ou la richesse d’un salon ou d’un boudoir révélant l’âme et les mœurs d’une femme de distinction-, où l’arrivisme légitime toutes les bassesses et toutes les tromperies, il n’y a guère de place pour la compassion, la spontanéité ou la probité. Même l’amour y est soumis à d’officieux et coûteux protocoles.
Une lecture passionnante, colorée par l’ironie cynique de l’auteur et la dimension parfois théâtrale dont il dote certains de ses rebondissements, même si j’avoue avoir été agacée par la béate abnégation du pitoyable Père Goriot, complètement dissous dans sa paternité, mais qui après tout ne fait que récolter le résultat d’une éducation qui a fait de ses filles des femmes d’un égoïsme et d’une vénalité détestables…
L'avis d'Electra, avec qui j'ai donc eu le grand plaisir de faire cette lecture en commun.
Je suis contente que tu aies aimé ! C'est un très bon roman, avec des coups de théâtre et des dialogues bien fichus (Balzac a le génie de certaines formules). Je ne comprends pas pourquoi on le fait lire aux scolaires, alors qu'il y a des tas de romans de Balzac plus courts et qui demandent moins de maturité. C'est gâcher et Balzac et les mômes.
RépondreSupprimerMaintenant il faut que tu lises L'Auberge rouge, qui éclaire d'une leur tragique cette histoire !
Ah merci pour le conseil, il me semble avoir vu passer un billet récemment à son sujet (chez Maggie, peut-être ?). Et je te rejoins complètement sur les choix parfois incohérents du programme scolaire, responsables du rejet d'une partie des élèves pour les classiques, voire pour la littérature en général... je ne sais pas si cela s'est arrangé d'une manière générale, mais ma 2e fille avait généralement des titres plutôt courts et abordables à lire au collège, et a même eu des professeurs qui proposaient à chaque lecture deux titres, dont un plus "léger", au choix des élèves.
SupprimerOh mais c'est un des meilleurs du cher Honoré! Je l'ai lu deux fois je crois, et songe actuellement à me replonger dans son univers. Je viens de dévorer Honoré et moi, une biographie vraiment sympa de Titiou Lecoq, que je te recommande!
RépondreSupprimerOui, j'ai vu que tu en parlais aussi chez Electra, je l'ai déjà notée !
SupprimerQuel bon souvenir (lointain) de lecture ! Je me souviens encore de la description de la maison Vauquer et du triste destin du père Goriot mais aussi du caractère de Rastignac. Je suis bien d'accord avec toi : c'est un classique très accessible. J'aime beaucoup cette peinture de la société française de la Restauration. (Patrice - Et si on bouquinait)
RépondreSupprimerOh mais oui, je l'ai trouvé très drôle ce cher Honoré, et son récit est très vivant, très coloré ! J'en garderai moi aussi un excellent souvenir.
SupprimerHonoré de Balzac, je l’ai lu quand j’étais bien plus jeune, mais c’est vrai que je pourrais et devrais y revenir (Goran : http://deslivresetdesfilms.com/)
RépondreSupprimerSouvent on apprécie d'autant plus les classiques à la relecture...
Supprimerune véritable dissertation que ton billet ! j'ai aussi beaucoup aimé, et je me suis amusée également
RépondreSupprimerla dimension théâtrale m'a vraiment parlée
par contre quand on parle des descriptions de Balzac, je pense plus à ses tirades. J'ai sans doute été habituée à des auteurs bien plus addicts aux descriptions (E.M Forster) du coup les siennes ne m'ont jamais gênées.
Et je rejoins ton dernier sentiment sur le Père Goriot, il fait vraiment pitié le bonhomme...
Je suis ravie de cette lecture, en tous cas, bine que le Père Goriot ait fini par m'agacer... et les descriptions ne m'ont pas gênées non plus, au contraire, je les ai trouvées savoureuses, mais surtout au début, quand il présente la maison Vauquer et ses habitants. Après, il se concentre davantage sur les dialogues, c'est vrai.
SupprimerJ'en ai un très bon souvenir de lecture et pourtant je l'ai lu il y a... énormément d'années. J'étais jeune, très jeune. Je ne lisais que des classiques à l'époque. Il y a cinq six ans, j'ai voulu lire à nouveau Balzac, j'avais Peau de chagrin chez moi et... je l'ai abandonné. Impossible d'entrer dedans. Mais je ne lis plus de classiques aujourd'hui... Je n'ai plus l'habitude de ce style...
RépondreSupprimerAh, moi j'aime bien de temps en temps me replonger dans un Zola, refeuilleter Flaubert ou Hugo, ça me fait du bien, une petite dose de "classique" !
Supprimer"Le père Goriot" a été pour moi une lecture obligatoire à l'école, quand j'avais 16-17 ans. Je me souviens avoir détesté, alors que je dévorais du Zola à la même époque.
RépondreSupprimerC'est vrai que je n'avais pas réussi à dépasser 30 pages des Chouans, de Balzac, alors que je lisais moi aussi du Zola, du Flaubert... Un auteur à réserver à un certain âge, peut-être ! En tous cas, j'ai passé un excellent moment, je ne me suis pas ennuyée une seconde.
Supprimerun des grands romans de notre littérature que j'ai lu et relu et même écouté toujours avec bonheur
RépondreSupprimerJe n'en suis pas surprise, j'ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture, comme tu as dû le comprendre !
SupprimerJ'avais à la fois été emballée et glacée par ce cynisme impitoyable de Balzac. A travers ses grandes descriptions ou ses grands monologues, il fait une observation tellement implacable de son époque. J'aime cette sécheresse et cette lucidité cinglantes chez lui, camouflées sous un style sans économie. J'aimerais lire Les illusions perdues cet été. Je le sens bien, ce roman ! Alors que tu vois, a contrario, je suis sur la fin du premier tome des Misérables là et honnêtement, ça commence à être long. Je crois que j'ai ma dose de romantisme pour un moment, je ne suis pas prête d'enchainer tout de suite avec le tome 2. Il va d'abord falloir que je repose un peu mon estomac (ahah).
RépondreSupprimerOui, tu résumes très bien ce Père Goriot ! Je continuerai sans doute ma découverte de Balzac avec L'auberge Rouge puis Le colonel Chabert, comme tu l'as conseillé à Electra.
SupprimerQuant aux Misérables, je les ai lus 2 fois, et la dernière remonte à très très loin... mais j'ai en effet souvenir d'une certaine grandiloquence !
C'est l'un de mes préférés de Balzac, celui que je recommande sans hésiter pour le découvrir. On retrouve certains personnages dans d'autres textes, Rastignac évidemment mais aussi une des fils Goriot.
RépondreSupprimerCela ne m'étonne pas, j'ai personnellement été emballée par son ton incisif et son rythme enlevé...
SupprimerDe l'anglais, chez Balzac ??!!!??? Ça me troue le.... bec ! Je n'aurais jamais pensé ça.
RépondreSupprimerMoi non plus figure-toi, c'est pour ça que j'ai choisi cette citation.. !
SupprimerJe l'avais lu au lycée et j'en ai aucun souvenirs.
RépondreSupprimerIl faudrait que je retente quelques classiques.
Merci pour cette belle chronique en tout cas
Si elle peut contribuer à faire sortir de la poussière de certaines étagères ce titre qui le mérite, j'en suis ravie ! Comme toi, j'ai oublié la plupart des classiques lus pendant mes années lycée, et de temps en temps, je me replonge dans l'un d'entre eux (je viens justement de relire A l'est d'Eden), généralement avec beaucoup de plaisir..
SupprimerJe l'avais lu ado et j'avais adoré à l'époque bien qu'aujourd'hui, il ne m'en reste quasiment plus rien. J'ai enchaîné plusieurs Balzac par la suite, toujours à la même époque, mais il m'en reste encore beaucoup à découvrir. J'aimerais bien m'y remettre d'ailleurs.
RépondreSupprimerMais oui, bonne idée, on relit souvent les classiques avec un plaisir plus grand qu'à la 1ère lecture, je trouve...
SupprimerJ'ai lu maints classiques français (Zola, Stendhal, Flaubert et j'en passe quelques-uns), mais jamais Balzac. Et pourtant, je me demande, à te lire, ce qui me retenais. J'ai bien l'impression que je passerais un moment savoureux, entre ces pages (même si le père Goriot risque de finir par me taper sur les nerfs). À voir... mais très tentant.
RépondreSupprimerJ'étais comme toi, Balzac était passé à travers mes lectures de jeunesse, pourtant riches en classiques, parce que j'avais un a priori sur cet auteur, que je pensais plus "poussiéreux" que les autres... A tort, comme me le prouve cette lecture !
SupprimerUn auteur «poussiéreux». J'adore l'image! Et promis, je vais tenter Balzac. Tu m'as donné le p'tit coup de pied qu'il me fallait!
SupprimerJe serai très curieuse de lire ton avis !
SupprimerC'est un roman qui me fait pleurer à la fin ! J'adore ce côté théâtral qu'il y a dans la comédie humaine. Je n'aime pas tous els Balzac mais c'est un auteur que j'apprécie énormément pour la somme des livres qu'il a écrits.
RépondreSupprimerJ'adore quand un livre me fait pleurer, non que je sois maso, mais cela prouve que j'ai affaire à un texte fort. Je suppose que tu as ressenti une grand empathie pour ce Père Goriot, alors ? Même si j'ai trouvé sa fin très triste, j'avoue que sa dévotion pour ses filles m'a surtout énervée...
SupprimerTu me replonges 25 ans en arrière avec ce classique que j'avais étudié à la fac.
RépondreSupprimerEt tu avais aimé ? ..
SupprimerJe l'ai étudié au lycée en cours de français. C'est un très bon souvenir.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression qu'il fait l'unanimité, cela fait plaisir de voir que certains classiques traversent le temps sans prendre une ride, en fédérant toujours autant les lecteurs...
SupprimerIl est dans ma PAL depuis bien longtemps, ton avis me donne envie de le découvrir !
RépondreSupprimerAh mince, tu aurais pu te joindre à nous pour la LC ! Bonne future lecture, en tous cas !
SupprimerIl me faut bien avouer une grande lacune littéraire : je n'ai jamais lu Balzac... Mais une lecture récente m'a donné envie d'y remédier rapidement.
RépondreSupprimerEh bien, je vois que je n'étais pas la seule ! Une lacune à réparer, comme tu l'as compris, car cette lecture a été fort réjouissante !
SupprimerBonjour Ingannmic, Le père Goriot est le seul roman de Balzac que j'ai lu et je l'avais énormément apprécié. Cela date de mes années "lycée". J'en garde un souvenir ému. Bonne après-midi.
RépondreSupprimerBonjour Dasola,
SupprimerJe vois que ce Père Goriot a décidément beaucoup d'adeptes, et il le mérite !
Bon après-midi,
Même si on l'a déjà lu, il faut relire Balzac! Ce qu'il nous raconte est horriblement réjouissant - et toujours d'actualité! Ah, la nature humaine!... Cela me donne follement envie de lire des classiques pendant l'été.
RépondreSupprimerEn ce qui me concerne, cette première incursion dans son univers m'a convaincue de continuer ..
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