"À l'est d'Éden" - John Steinbeck
"Si la grâce ne peut plus embraser l’homme, nous
sommes perdus".
Je m’étais promis depuis longtemps de relire "À l'est d'Éden", un de ces titres dont j’avais quasiment tout oublié, ne gardant
que la certitude que sa découverte bouleversa ma vie de lectrice. Voilà qui est
fait, avec le double plaisir de retrouvailles à la hauteur de mes espoirs, et
de les avoir effectuées en compagnie de Marie-Claude. Étonnant, ce que les
lectures laissent en nous… Je n’avais gardé de ce texte pourtant dense, riche en
personnages et en événements qu’une seule image, celle d’une femme terrifiante
aux mains percluses d’arthrite…
Avant d’en arriver là, j’ai refait connaissance avec l’exubérant
et généreux Samuel Hamilton, venu de la verte Irlande pour s’échiner à cultiver
une terre sans eau en Californie du Nord. Samuel l’amoureux des livres, à la
fois fermier et érudit, robuste et délicat, créateur d’inventions dont il ne
sut jamais tirer profit, au grand dam de son épouse Liza, austère
presbytérienne sans une once d’humour qui considéra toujours avec mépris les "rêveries" de son mari, et géra avec abnégation, de son infatigable
poigne, leur famille de neuf enfants. Drôle de couple, lui rêveur, drôle et
progressiste, elle conservatrice, sèche et réaliste, et pourtant une union
stable et affectueuse qui fit de leur foyer, malgré les conditions parfois
difficiles, un havre solide et animé.
J’ai de nouveau rencontré Cyrus Trask, fermier lui aussi,
mais dans le Connecticut, veuf et père de deux garçons, Charles et Adam, demi-frères
dont la dualité annonce l’un des fils rouges qui traverseront le récit. Adam
est aussi doux et sensible que Charles est brutal et retors. Non pas qu’Adam
soit faible, mais la violence lui répugne. Lorsqu’il sera appelé pour se battre
contre les indiens, bien que ne faisant jamais preuve de lâcheté, il se
débrouillera pour ne tuer aucun homme, du moins volontairement… La préférence du père pour ce fils plus
tendre, bien que dissimulée, est cruellement ressentie par Charles, que la
jalousie rend violent envers son frère. Adam lui manque pourtant profondément
lorsqu’il part à la guerre puis vagabonde sur les routes, réticent à retrouver
un foyer où ne vit plus que Charles depuis que Cyrus est parti faire de la
politique à Washington. Quelques années plus tard, après des retrouvailles
chaotiques, et l’inattendu héritage que leur laisse la mort de leur père, Adam
part pour la Californie, où il compte s’installer en compagnie de Cathy,
mystérieuse jeune femme qui s’est traînée jusqu’à leur porte après avoir été
battue et laissée pour morte plusieurs mois auparavant. La vulnérabilité et la
beauté de la victime a éveillé la compassion d’Adam, qui a l’a soignée, et s’en
est épris, malgré les réticences de Charles, méfiant face à cette femme dont la
beauté lui semble dissimuler malveillance et manipulation. Le couple échoue
dans la Vallée de Salinas, y acquiert une vaste et fertile propriété. Adam veut
bâtir une vie confortable et tranquille, faire de ce nouveau territoire un jardin
d’Eden pour sa femme et leur futur enfant. Car Cathy est enceinte…
J’ai, enfin, renoué avec les jumeaux Aron et Caleb, fils
d’Adam dont les personnalités et les rapports rappellent étrangement ceux de
leur père et d’un oncle qu’ils ne connaîtront jamais, tout comme leur mère,
dont on leur a dit qu’elle était morte à leur naissance…
"À l'est d'Éden" déploie ainsi sur trois
générations l’histoire de ces hommes et dans une moindre mesure celles des
femmes qui les entourent, entrelace leurs secrets, entrechoque leurs désespoirs
et leurs courages, fixant les racines de leurs dérisoires et pourtant
passionnants destins individuels dans l’universel terreau où prolifèrent la vie
et la mort, les rages et les passions, la vieillesse et la maladie…
C’est également l’histoire d’un territoire. Celui, certes, de
la californienne Vallée de la Salinas où se déroule la majeure partie du récit,
mais aussi celle d’un pays que l’on croit neuf, dont on occulte
la genèse, d’une nation bâtie sur un siècle de luttes assassines, de terres
conquises par le sang… En cette fin de XIXème siècle, ne reste que la fierté
d’avoir défriché un sol souvent hostile, soumis à l’alternance de saisons
généreusement pluvieuses, et d’années sèches inspirant la terreur. Après celles des fermiers, hommes forts et braves mais
vulnérables, l’arrivée des hommes d’affaires puis des hommes de loi, celle
enfin des lieux de culture, de cultes et des maisons closes -ces deux facettes
d’un même besoin, celui de l’oubli- ont parachevé l’appropriation et la
transformation d’un espace jusqu’alors quasiment nu.
Ma première lecture est un peu lointaine pour que je la
compare à cette nouvelle expérience, mais ce dont je suis sûre, c’est que j’ai
de nouveau été complètement emballée par le foisonnement et l’intensité
tragique de l’intrigue, le destin de ses héros, et même par ce qui a été
reproché à John Steinbeck à propos de ce titre, c’est-à-dire la dimension
caricaturale de certains des protagonistes, et le manque de subtilité dans le
traitement de la principale thématique qui traverse "À l'est d'Éden", cette lutte
entre le Bien et le Mal à laquelle renvoie des références bibliques qu’on peut,
oui, c’est vrai, trouver trop évidentes, et conférant aux héros une empreinte
symbolique susceptible d’amoindrir leur complexité et leur crédibilité. Et en même temps, comme pour démontrer sa capacité à faire aussi
dans la nuance, John Steinbeck sème dans son récit des éléments qui viennent
compenser l’aspect parfois manichéen de son propos, démontrant ainsi que ce
dernier est volontaire, et assumé. Ainsi, il place aux côtés de ses héros les
plus "marqués" (l’exemple le plus flagrant en est incontestablement
Cathy, ô combien monstrueuse incarnation du Mal) des personnages secondaires qui
à l’inverse défient les codes, nous surprennent par leur complexité, tel l’attachant
Lee, fidèle homme à tout faire instruit et philosophe. Par ailleurs, en évoquant
à quelques reprises un narrateur mystérieux qui se révèle être l’auteur
lui-même, petit-fils de Samuel Hamilton (son aïeul du côté maternel), il ancre
son récit dans le réel.
Ce symbolisme patent ne m’a personnellement pas gênée, parce
qu’il contribue en grande partie à donner au roman son souffle et sa puissance,
et parce que la richesse de l’intrigue le rend finalement accessoire.
Un texte qui remue, qui passionne, qui fait frémir… bref, un
indispensable !
"À l'est d'Éden", c'est aussi un pavé ! :
Forcément je l'ai lu mais il y a très très longtemps. Steinbeck est un des meilleurs! A lire ton billet, je ne me souviens franchement de pas grand chose...
RépondreSupprimerCe qui me rassure un peu, car j'avais moi aussi quasiment tout oublié, hormis l'image de Cathy et ses mains arthritiques... Et c'est pareil pour Les raisins de la colère, je me souviens d'un seul détail (la vaisselle lavée au savon dans un filet d'eau par les ouvriers agricoles nomades..).
SupprimerAh mais oui, en voilà une excellente idée ! Relire Steinbeck !
RépondreSupprimerN'est-ce pas ? Je trouve très réconfortante l'idée que l'on puisse relire plusieurs fois certains romans avec un plaisir intact !
Supprimeroh que oui relire Steinbeck est une excellente idée, j'ai relu il y a peu les Raisins de la colère et A l'est d'Eden est aussi dans mes intentions
RépondreSupprimerEn te lisant j'avais l'impression de retrouver tous ces formidables personnages Samuel et son effrayante épouse, mon chinois préféré, Cathy qu'aujourd'hui on qualifierait peut être de psychopathe
mais surtout ce père démunit devant ses jumeaux
je l'ai lu d'une traite à 15 ans puis relu régulièrement et je garde en mémoire le fameux Timshel qui donne toute la saveur à ce livre
Oui, Steinbeck conclut son roman avec génie ! Il ne me reste plus qu'à relire Les raisins de la colère, maintenant.
SupprimerLecture très lointaine puisqu'elle remonte à l'adolescence (j'avais eu une période Steinbeck où j'avais lu tous ses livres), mais j'en garde un souvenir fort, où se mêlent des images de l'extraordinaire film d'Elia Kazan avec le non moins extraordinaire James Dean.
RépondreSupprimerJ'ai vu le film aussi, mais pareil, j'en ai gardé assez peu de souvenirs. A revoir... sachant qu'il ne couvre que la dernière partie du roman.
SupprimerSteinbeck est pour moi comme Dickens pour toi. Cependant j'ai un volume de ces romans (les plus courts) sur mon étagère et je pense en lire au moins un cet été. A l'est d'Eden sera pour plus tard mais je garde en mémoire ton billet enthousiaste (et les commentaires tout aussi enthousiastes).
RépondreSupprimer"Des souris et des hommes" est très bien pour commencer ! C'est celui qui m'est le mieux resté en mémoire, peut-être parce qu'il est court...
SupprimerJe veux absolument le lire. J'ai lu il y a longtemps je ne sais où que la littérature américaine était une réécriture permanente de la Bible, alors ces luttes entre Bien et Mal ne me gênent pas, au contraire je sais à quoi m'attendre. J'espère que ce sera un aussi gros coup de coeur que "Les Raisins de la colère".
RépondreSupprimerJe n'en doute pas, il est vraiment prenant, et riche. Je crois que je l'avais préféré aux Raisins de la colère..
SupprimerJe l'ai lu évidemment car on ne peut pas éviter les classiques. Un roman magnifique mais je ne m'en souviens pas très bien car il y a si longtemps.... Encore un de ces livres qu'il faudrait que je relise.... la liste s'allonge!
RépondreSupprimer"on ne peut pas éviter les classiques" = si on peut, mais dans certains cas, ce serait vraiment dommage de s'en priver !
SupprimerIl me semble bien que je l'ai lu il y a un moment aussi et pareil, il ne m'en reste quasi aucun souvenir. Même en te lisant, rien ne me revient vraiment en mémoire, c'est pour ça que je doute un peu de ma lecture, mais il ne me semble pas me tromper de titre. Bref, une relecture ne serait pas du luxe.:)
RépondreSupprimerJe suis finalement rassurée de voir que je ne suis pas la seule à avoir des pertes de mémoire... et encore celui-là je l'avais lu adolescente, mais j'en oublie d'autres que j'ai lus plus récemment...
SupprimerA lire ou à relire, oui, en tous cas !
Grand livre bien sûr mais lu il y a si longtemps. Alors il faudrait relire mais au détriment d'autre livres. Et puis le film, très bon, est passé par là. L'un n'empêchant pas l'autre.
RépondreSupprimerAbsolument ! ceci dit, je te rejoins sur le dilemme consistant à choisir entre relectures et découvertes.. il y a ceci dit assez peu de titres que je souhaite relire (notamment La peste, Le tour d'écrou d'Henry James, ou Les raisins de la colère..)
Supprimerje ne l'ai pas encore lu, j'ai beaucoup aimé, vu et revu le film de Kazan avec James Dean il est dans ma PAL , je n'ai lu que "Des souris et des hommes" que j'ai adoré :-)
SupprimerOui, j'ai moi aussi vraiment aimé Des souris et des hommes, et apprécié également son adaptation ciné avec John Malkovitch. Tu as de la chance de ne pas encore avoir lu A l'est d'Eden, je suis sûre que tu seras emportée !
SupprimerDe lui, je n'ai lu que "les raisins de la colère" et "des souris et des hommes", il y a longtemps. Je ne suis pas très tentée de le lire maintenant. Il y a tant de nouveaux auteurs talentueux.
SupprimerDe lui, je n'ai lu que "les raisins de la colère" ; je ne suis pas très tentée de le lire maintenant, même si je sais que c'est de qualité et assez intemporel finalement.
RépondreSupprimerJe comprends, je suis moi-même assez réticente à relire, compte tenu de la richesse de ce qui est encore à découvrir ! Mais il n'y a pas tant de titres, finalement que je veux vraiment relire, hormis celui-ci, il y a La peste, Le tour d'écrou d'Henry James, Les raisins de la colère et Rebecca, peut-être....
SupprimerJ'ai lu ce livre adolescente, en vacances dans ma famille vendéenne, et cette lecture m'a profondément marquée, notamment par le côté venimeux féminin décrit. Ce roman est pour moi une référence littéraire, tout comme Des souris et des hommes (exceptionnel et profondément touchant) et La perle (plus abordable et onirique). J'adore l'écriture de Steinbeck (et les traductions lues sont remarquables et à mon avis ne dénaturent par l'écrit originel) et sa façon de raconter des histoires tout en distillant ce qu'il a à dire !
RépondreSupprimerJe trouve ton commentaire très juste, il y a en effet dans ce titre un entrelacement subtil entre sa dimension romanesque, et le regard que porte l'auteur sur une époque..
SupprimerSteinbeck, je l'ai beaucoup lu lorsque j'étais jeune. Je l'adorais. Je le relirais volontiers celui-ci d'autant plus qu'il ne m'en reste rien alors que j'ai encore quelques vagues images des raisins de la colère.
RépondreSupprimerN'hésite pas, le plaisir a été intact ! Je suis ravie de donner envie de le relire à tant de lectrices...
SupprimerMême si je n'ai pas été de la partie cette fois-ci (encore toutes mes excuses), je sais que je le lirai bientôt. Et ce ue tu en dis ravive d'autant mon envie.
RépondreSupprimerJ'espère que Marie-Claude va bien. Je suis très curieux de connaître son avis sur cette lecture.
Oui, elle va bien mais est très occupée par son travail et des projets personnels. Bien qu'elle l'ait lu, elle n'a pas eu le temps de rédiger son billet, ce qu'elle fera plus tard, mais je peux te dire qu'elle a aimé autant que moi !
SupprimerMais que tu es terriblement tentante ! Je n'ai lu que Des souris et des hommes de Steinbeck qui m'a évidemment beaucoup marquée. Je note immédiatement ce titre dans ma wishlist. Merci pour ce beau billet.
RépondreSupprimerAh chouette, quelqu'un qui ne l'a pas lu ! Quelle chance tu as, jette-toi dessus !
SupprimerJe me reconnais totalement dans ta première phrase ...
RépondreSupprimerEncore un livre à relire ....un livre que j'ai trouvé percutant et dont il ne me reste presque rien ....(ok c'était il y a 30 ans) :-)
Du coup, tu m'as incitée à compter et .. c'était il y a trente ans aussi !! Mais si comme moi tu étais lycéenne, ou étudiante, on peut se dire que nous sommes encore très jeunes (et qu'il nous reste encore beaucoooouuuup de livres à livre, du coup !)..
SupprimerUn indispensable, rien de moins. Il y aura relecture pour moi, tout comme pour "Les raisins de la colère". Je suis définitivement fan!
RépondreSupprimerJ'ai hâte d'avoir du temps pour venir lire tes billets publiés depuis. Tentations multiples à l'horizon... Et comme ma PAL s'en vient pas mal dégarnie, ça fera du bien!
Ah, je m'en vais de ce pas récupérer le lien vers ton billet !
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