LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Moisson" - Jim Crace

"A croire que ces deniers jours, une force impie est sortie de la forêt pour goûter au plaisir de tourmenter cet endroit tranquille".

On ne sait pas trop si on est chez les Hobbit ou chez les Amish, dans un ailleurs inventé ou un passé éternellement figé. L’écriture nous orienterait plutôt vers cette dernière option, avec son classicisme un peu désuet, et cette façon de polir le langage pour en éliminer toute grossièreté et toute violence. Le cadre aussi, qui évoque un univers rural et quasi moyenâgeux. D’un autre côté, certains détails prônent en faveur d’un univers imaginaire, et participent à entretenir une atmosphère d’étrangeté, où se mêlent à la fois l’indéfini et le familier. On est hors du temps ou de toute géographie connue, et paradoxalement en un lieu que chacun peut reconnaître. Il restera "le village", celui d’une communauté fruste et craintive qui y vit depuis toujours en quasi-autarcie et s’échine à arracher à une terre inflexible et impatiente la pitance tout juste suffisante à sa survie sous l’autorité de Maître Kent, veuf de la propriétaire de ce domaine qu’il régente avec une autorité lasse et plutôt bienveillante. On y vit au rythme des saisons et surtout de la moisson, acmé d’une année d’inquiétudes et de labeur qui donne l’occasion aux faux de parler à l’unisson, et autorise exceptionnellement la grivoiserie et la gaieté. 

Mais cette fois, la fête est ternie par une série d’événements qui vont finir par embraser le village. C’est d’ailleurs un incendie qui met le feu aux poudres, si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots… un incendie qui détruit les écuries de Maître Kent, et décime son élevage de colombes. De probants indices désignent comme coupables de jeunes gens de la communauté qui n’ont sans doute pas mesuré les conséquences des bêtises qu’ils ont perpétrées sous l’influence de champignons magiques. Sauf que l’incident concorde avec l’arrivée d’étrangers qui se sont installés à la lisière du village. Les nouveaux venus, c’est bien pratique, font office de bouc-émissaire. Ils sont trois : deux hommes condamnés au pilori, et une femme qui lors de ses fugaces apparitions provoque chez les villageois une coupable attirance.

A cela s’ajoute la venue prochaine au village d’un mystérieux M. Jordan, cousin de la défunte épouse Kent qui se revendique à raison comme héritier légitime de ses terres, et qui projette de convertir les membres de la communauté en éleveurs de moutons.

En venant percuter son immobilisme séculaire, ces événements plongent le village dans le tourbillon d’une violence visant à prémunir de la nouveauté et du changement. Cela se traduit d’abord par une tension insidieuse, de surcroit relatée par un narrateur qui, dans un inconscient réflexe d’autodéfense, n’exprime son intuition du pire à venir qu’avec parcimonie. Walter Thirsk est lui-même un étranger à ce village où il s’est pourtant installé des années auparavant, ayant suivi Maître Kent dont il était le serviteur. Tombé amoureux de cet endroit, il en a épousé une native, désormais défunte. Depuis qu’il est veuf, il travaille sans amour, ayant perdu le plaisir que lui procurait l’illusoire pouvoir de transformer le paysage. Son absence d’implication dans la confrontation avec les étrangers accusés d’avoir incendié les écuries a creusé la distance jusque-là latente qui le sépare des autres membres de la communauté. Ces derniers évitent dorénavant de le regarder dans les yeux et manifestent à son encontre une soudaine et sourde hostilité. 

"Moisson" est un conte cruel au rythme lent, dont la narration est fortement marquée par l’omniprésence d’une nature domptée par le labeur paysan. Le lecteur suit le héros des terres asséchées par la moisson aux chemins abîmés par les roues et les sabots qu’embaument les odeurs de foin coupé, tout en étant conscient d’être plongé au cœur d’un microcosme entraîné dans l’engrenage qui mènera à sa perte.

Et c'est ma première participation à l'édition 2021 du Mois Anglais, qui fête cette année ses 10 ans !
C'est chez Lou, Titine et Cryssilda.



Commentaires

  1. Mouais je ne sais pas trop... On a l'air plongé dans une autre époque... (et je déteste ces bandeaux rouges, purée!)

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    1. C'est à la fois une autre époque et un récit intemporel, l'auteur garde volontairement le flou sur le temps, le lieu...Et pareil pour les bandeaux rouges, mais je n'ai pas trouvé d'image sans !

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  2. Oh de mon cote, cela pourrait vraiment m'interesser didonc.....

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    1. C'est un récit original, bien écrit, mais qui comporte quelques longueurs.

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  3. Je n’arrive pas à savoir si tu as aimé ou pas...

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    1. Peut-être parce que j'ai du mal à le déterminer moi-même ! J'ai aimé l'atmosphère surannée, l'incertitude quant à l'endroit où on se trouve, et les thématiques abordées = la peur de l'inconnu et du changement, la force des préjugés. Ce qui m'a moins plu, c'est ce rythme lent : on a l'impression qu'il faut tirer les vers du nez du narrateur.
      Mais au global, j'en ressors avec un avis qui penche vers le positif !

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  4. Pour une fois, je ne suis aucunement tentée... De Crace, j'avais lu «De visu», une dystopie pas piquée des vers. Mais rien ne m'a poussé à en découvrir plus de cet auteur.
    Bon Mois Anglais, miss.
    10 ans, c'est exceptionnel!

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    1. Oui, c'est devenu une institution ce Mois Anglais !
      Et je ne sais pas non plus si je relirai Crace... non que je regrette cette lecture, mais il ne m'a pas suffisamment emballée pour que je l'ajoute à l'interminable liste des auteurs à lire ou à relire...

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  5. Comme Keisha, je me demande à quelle époque cette histoire est située. Sinon, je ne me sens pas super tentée.

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    1. Disons que le récit est intemporel, et que l'auteur reste volontairement dans le flou. On se croirait au cours du XIX ème siècle, par moments, mais sans certitudes.. à d'autres ce village paraît tellement isolé, qu'on le dirait finalement plutôt médiéval.. et même le lieu est indéfinissable.

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  6. Je suis attirée par le côté conte cruel, mais pas par le rythme lent. On verra donc...

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    1. Il n'est pas très long : environ 250 pages, ceci dit plutôt denses car sans dialogue..

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  7. Il a des petits airs de ressemblance avec Elmet que j'ai lu récemment... l'intemporalité, le thème de la marginalité...

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    1. Intéressant, tiens ! Comme je l'ai précisé suite à ton billet, "Elmet" m'intrigue..

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  8. Je ne sais pas trop pourquoi mais je suis très attirée par les communautés Amish.... Ils me fascinent par leur détermination, leur vie d'un autre temps. Je ne suis pas sûre de lire ce roman ma PAL est trop importante pour l'instant..... :-)

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    1. Je comprends, d'autant plus que ce n'est pas vraiment un coup de cœur, plutôt une lecture intéressante. Et c'est vrai que ces Amish sont intrigants...

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  9. bizarrement, les romans qui refusent d'être situés dans le temps me rebutent totalement ! je n'aime pas du tout, surtout que là vu la tournure des évènements il aurait pu situer l'époque dans les années 70 en Angleterre
    bref je passe mon chemin !

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    1. Je suppose que tu as de quoi faire par ailleurs, inutile en effet de prendre le risque d'une déception !

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  10. C'est curieux, pour moi il n'y avait pas de doute que l'époque est supposée être médiévale ou au plus tard au XVIIe siecle. Les projets du nouveau propriétaire de transformer l'économie locale avec l'arrivée des moutons me fait inévitablement penser au mouvement des enclosures, et le personnage de la femme "sorcière" me fait penser à la même époque. Mais je suis d'accord qu'il y a un élément de mystère, avec cette communauté qui vivote à l'écart de tout (peut-être le mystère est-il dû justement au fait que les habitants de ce village sont éloignés du reste du monde et n'ont qu'une compréhension limitée de ce qui se passe autour d'eux?). En tout cas, j'ai tellement adoré ce livre (en VO), son écriture, la vision du narrateur, que je l'ai déjà lu deux fois!

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    1. Tu as eu un raisonnement plus pertinent que le mien, je n'ai même pas songé à ces indices qui nous orientent en effet un peu sur la période. Cette incertitude qu'entretient l'auteur (sur le lieu, aussi) est l'un des points forts du roman, je trouve, avec, c'est vrai, la personnalité de ce narrateur qui tâtonne pour trouver son positionnement, un peu observateur, un peu exclus, à la fois curieux et pusillanime...

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    2. Et c'est donc chez toi que j'avais noté ce titre (je viens d'aller (re)lire ton billet) ! Je savais l'avoir vu sur un blog, sans me souvenir lequel..

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    3. C'est vrai que c'est un livre un peu inhabituel pour mon blog! Cela me fait penser que j'ai lu Les Ames grises (conseillé par toi e) et que je n'en ai toujours pas parlé dans mes "lectures-désorientation". Pour Moisson, j'ai étudié un peu l'histoire socio-économique de l'Angleterre, donc ces indices me parlaient probablement davantage.

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    4. J'espère avoir l'occasion de lire ton avis sur "Les âmes grises", et que tu l'as aimé. J'avais été encore plus emballée par "Le rapport de Brodeck", dans lequel, coïncidence, on retrouve ce flou quant à l'époque (que l'on devine toutefois plus moderne) et au lieu de l'intrigue.

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    5. Bon, comme quoi la mémoire est vraiment subjective : je viens de relire mon vieux billet sur "Le rapport de Brodeck", dont le contexte est tout de même bien plus précis que je ne m'en souvenais...

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  11. Oui, j'ai bien aimé "Les âmes grises", surtout pour l'atmosphère de petite ville avec notables, et la construction (même si j'ai eu par moments l'impression de trop voir le squelette de la construction et moins l'enrobage). J'ai bien l'intention de faire un billet (à thème) mais j'ai un petit problème de temps actuellement! Je n'oublie pas "Le rapport de Brodeck" et je tâcherai de faire attention au contexte...

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  12. Je n'arrive pas trop à savoir s'il peut vraiment me plaire, mais ta présentation m'intrigue beaucoup en tout cas. Merci pour la découverte !

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