LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Mécanique de la chute" - Seth Greenland

"L'amour, c'est donner une chose que nous n'avons pas à quelqu'un que nous ne connaissons pas."


Petit a. : présentation d’une certaine élite américaine version papier glacé…
…que l’on voit évoluer de demeures obscènement fastueuses en diners mondains -où l’on aura à l’occasion la chance de croiser Barack Obama- en passant par les tribunes des terrains de basket où ladite élite encourage ses joueurs (car posséder une équipe de sport professionnelle est un privilège réservé aux fabuleusement riches).

Le représentant en est ici Jay Gladstone, quinquagénaire svelte et séduisant aux dents irréprochablement blanches, homme sérieux et courtois dont l’assurance naturelle confirme qu’il est né pour assumer ses responsabilités. Il est pourtant le fils de juifs d’origine paysanne nés dans le Bronx, qui se sont hissés au sommet à la force du poignet et de judicieuses spéculations, bâtissant l’un des plus puissants empires immobiliers du pays. Jay est donc à l’aise dans ses baskets (si vous voulez bien excuser ce piteux mais trop tentant jeu de mots), et il a le vent en poupe, poussé par des projets qui lui permettront de laisser sa propre empreinte dans l’affaire familiale. Il forme avec Nicole, sa deuxième et plus jeune épouse, très belle femme à la fois intelligente et enjouée -mais un peu portée sur l’alcool- un couple très en vue et fort envié.

La concrétisation du rêve américain, en somme.

On pourrait en dire autant de D’Angelo Maxwell, star du basket, en l’occurrence joueur phare de l’équipe de Jay. Lui s’est fait tout seul, menant un combat permanent pour échapper à la pauvreté et surmonter la discrimination raciale. Il mène dorénavant et avec ostentation une vie d’opulence matérielle, dont profitent quelques proches qu’il emploie autant qu’il les entretient. Mais à trente-deux ans il a entamé, bien que refusant de l’admettre, la phase descendante de sa carrière.

Petit b. : les prémisses de la chute.
Ce sont d’abord des fissures à peine perceptibles, a priori rien de plus alarmant que les soucis habituels, qui s’insinuent dans le bel édifice qu’est la vie de Jay. Nicole, à l’encontre du fondement de leur contrat de mariage, a des envies de maternité qu’il est hors de question de satisfaire ; il n’a plus l’âge, et doit déjà subir la rancœur méprisante que semble lui porter sa fille Aviva -née d’un premier mariage- depuis qu’elle fréquente des étudiants gauchistes qui lui donnent des complexes d’enfant de riche. Et voilà que s’ajoute à ces contrariétés de probants soupçons sur le fait que son cousin Franklin, co-directeur du groupe Gladstone, pratiquerait le détournement de fonds.

Petit c. : la chute.
Un moment de colère et de perte de lucidité, et la vie de Jay bascule soudain du côté obscur, au cœur d’un drame aux relents racistes le plaçant sous le feu des projecteurs et dans le collimateur de la justice. Devenu indésirable, conspué, il subit la versatilité d’une opinion publique aussi prompte à vous hisser au sommet qu’à vous détruire, et voit peu à peu s'écrouler chaque pan d'une construction qu'il pensait inébranlable.

Jay se retrouve pris entre un contexte sensible (les récents assassinats suspects de noirs par des policiers blancs) et les ambitions d’une procureure aux dents longues qui briguant un poste de gouverneur, compte bien se servir de cette affaire pour se concilier à la fois la communauté noire et les représentants des forces de l’ordre. Ses pairs eux-mêmes le rejettent au nom d’un politiquement correct qu’ils défendent non tant par principe que parce qu’il est garant de leur propre situation.

Le petit a. a bien failli me faire jeter l’éponge. Que voulez-vous ? Les parangons de bien-pensance et de réussite, ça m’ennuie. Surtout en littérature. Et tout ce qui a pour seul mérite d’être "le plus gros" -grosses maisons, grosses voitures, gros comptes en banque- m’indiffère ou m’agace, selon l’humeur (sans doute un héritage inconscient des valeurs communistes de mon cher papa…).

Mais il y a la chute. Voir trébucher l'inébranlable… voilà qui commençait à devenir plus intéressant.

Et l’auteur la traite de manière vraiment intéressante, cette chute, en tirant prétexte pour analyser la complexité de ses rouages, aussi bien d’un point de vue individuel que sociétal. De manière factuelle, démontrant par le truchement de situations plutôt qu’en s’appuyant sur la rhétorique, il démontre ainsi les contradictions et l’hypocrisie qui président à ces combats judiciaires censés assurer l’équité - faute d’une réelle égalité- entre les citoyens, notamment quand on s’attaque à des sujets aussi sensibles que le racisme, propres à susciter une surenchère d'émotions finissant par nuire à une défense objective et constructive de la cause.

Bien qu’en effet coupable, mais finalement pas de ce dont on l’accuse, Jay devient victime d’une cabale qui cristallise les intérêts des uns et la lâcheté des autres, ainsi que de la violence de ceux qui brimés par une ségrégation structurelle, l’utilisent comme bouc-émissaire. Un bouc-émissaire qui suscite autant d’agacement que de pitié. Pitié parce que les foudres qui se déchainent contre lui sont souvent motivées par la mauvaise foi ou des raisons spécieuses, et agacement face à sa certitude de sa propre probité, et à cette respectabilité élitiste qui l’aveugle sur l’iniquité du monde, dont il se console assez facilement en finançant entre deux projets lucratifs quelque entreprise pseudo humanitaire. La culpabilité qui parfois le ronge semble autant motivée par la crainte de perdre ce qu’il a que par sa conscience, même si l’effleure à certains moments une certaine forme de terreur à l’idée de découvrir qu’il n’est peut-être pas l’homme si honorable et tolérant qu’il pensait être.

Un roman riche et finalement bien plus subtil qu’il n’y paraît de prime abord.


Commentaires

  1. Ton commentaire tombe à point ! Je peinais à trouver un pavé qui me semblait à peu près transportable pour une première semaine de vacances (j'ai bien les livres de Jacob et L'obscène oiseau de la nuit sur mes étagères, mais ils sont conséquents et des randos sont au programme corrézien ...) Donc je vais partir avec ce titre, sûrement !
    Et au passage, je nous trouve un autre point commun, le papa aux valeurs communistes ... Il m'arrive moi aussi, de me rendre compte que du coup, il y a des choses qui "ne passent pas", même en littérature !

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    1. Je me demande d'ailleurs à quel point nos histoires, nos éducations et nos expériences influent dans notre appréciation d'un roman, dans la manière dont on aborde un personnage... (sans doute beaucoup).
      Un titre intéressant en tous cas, j'ai vraiment aimé la manière dont l'auteur aborde la dictature du politiquement correct, et démontre de quelle manière elle peut primer sur la raison et l'objectivité.
      J'ai oublié de le mentionner dans mon billet (déjà bien long) mais je n'ai pas aimé la fin en revanche, je l'ai trouvée un peu facile", l'auteur y bâcle la fin de son histoire en deux coups de cuiller à pot alors que le reste de l'intrigue est plutôt lent, et cela crée un déséquilibre en plus de nuire à la crédibilité de sa conclusion.

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  2. Ta chronique super bien écrite motive à découvrir ce gros roman. Moi, c'est juste le côté pavé qui me rebute.

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    1. Il est assez facile à lire, l'écriture est simple et directe. J'ai juste eu du mal avec cette première partie mais comme je l'explique je crois que c'est davantage en raison du sujet que d'une éventuelle lenteur de l'intrigue. C'est assez drôle d'ailleurs parce que j'ai lu plusieurs critiques où à l'inverse, les lecteurs expliquaient avoir préféré le début

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  3. Je ne sais pas si je me lancerai dans ce pavé un jour, mais en tout cas ton billet donne envie ..

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    1. C'est un pavé qui ne demande pas tant de temps que ça, il se lit facilement, et devient prenant au fil de l'intrigue.

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  4. (ta réponse à Athalie)(et je suis hors sujet) Oui, notre passé, notre milieu, etc. influent sur notre appréciation d'un roman.

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  5. je le note mais pas pour tout de suite, j'ai déjà un pavé de taille XXL avec le recueil de nouvelles de Jim Harrisson "Julip, la femme aux lucioles..."
    pas de problème de "connexion" aujourd’hui mon antivirus ne m'a rien signalé :-)

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    1. Et le pavé revient chaque année, c'est l'avantage ! Je suis curieuse de ton avis sur les nouvelles d'Harrison, c'est un auteur que j'aime beaucoup mais cela fait très longtemps que je ne l'ai pas lu.

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  6. Mon papa n’était pas communiste, mais j’ai un frère qui l’est encore et personne ne comprend trop pourquoi …. Est ce que cela compte pour avoir des goûts en commun ? Je blague à propos d’un billet fort intéressant sur un livre que je ne retiens pas à cause de la fin bâclée. C’est un défaut qui me gêne souvent.

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    1. Disons que comme il est long, la déception que procure la fin n'est pas ce qu'on retient, mais c'est vrai qu'elle est bâclée, comme tu dis.

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  7. Les thèmes me parlent, je note, surtout si c'est plus subtil qu'il n'y paraissait au départ ! Mais bon, un tel pavé ne passera probablement pas entre mes mains avant un moment, avant, du moins, les quelques autres que j'avais prévus pour l'année.:)

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    1. Je comprends, j'ai moi-même quelques pavés qui attendent depuis plusieurs étés sur mes étagères... mais celui-là fait partie des pavés "légers", qui ne demandent pas trop d'efforts, et se lisent assez vite !

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  8. Il y a donc les pavés «légers» et les pavés «lourds»? Tu me donnes plus d'exemples?
    Par ailleurs, je suis persuadée que «nos histoires, nos éducations et nos expériences influent dans notre appréciation d'un roman, dans la manière dont on aborde un personnage». Ce qui explique beaucoup de choses, ne serait-ce le fait qu'un roman X est un coup de coeur pour l'un et est détesté par un autre. On ne parle pas seulement de goûts dans cette affaire. Les goûts viennent de quelque part!
    Merci quand même pour ce pavé. Ma cour est pleine!

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    1. Oui, un pavé "léger" se lit plus vite parce que le texte est plus aéré (plus de dialogues, ou typographie plus large !) et/ou parce qu'il se lit avec fluidité, grâce à une écriture simple et prenante ! A l'inverse, certains livres moins "volumineux" sont longs à lire, parce que complexes et/denses. Pour prendre un exemple caricatural, mais qui est sans doute assez parlant : certains Faulkner d'à peine 300 pages prennent plus de temps à lire qu'un Murakami de 600 ! (et j'aime les 2, avec un gros faible pour Faulkner quand même !!).

      Et je ne suis pas sûre que ce titre t'aurait plu (là je suis dans mon 2e pavé de l'été, noté chez toi entre autres : Cotton County d'Eleanor Henderson).

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    2. Merci pour cet éclaircissement. Je vois très bien ce que tu veux dire et partage ton propos.

      Je peux aussi apprécié les deux (léger et lourd, même si ma préférence va à ce dernier; laissant souvent une trace plus durable).

      J'ai hâte de lire ton billet sur Cotton County. Y trouves-tu, comme moi, quelques longueurs? La construction est impeccable, par contre, non?! On en reparlera!

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    3. Mon billet sur Cotton County ne devrait pas tarder... oui pour les longueurs mais j'ai beaucoup aimé tout de même !

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  9. Bonjour Ingannmic, bravo pour ce pavé de l'été. Je compte bien lire ce roman dont je n'ai lu que du bien. Bon week-end.

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    1. Bonjour Dasola,

      Et tu as raison, il vaut le détour, même si j'ai eu un peu de mal avec la première partie, que je n'ai pas toujours trouvée très prenante..

      Bon week-end à toi aussi.

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  10. Bravo pour ce premier pavé (damned ! je l’ai enregistré depuis un moment et je pensais avoir commenté, désolée !), une découverte pour ce qui me concerne !

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    1. Je ne sais plus où j'ai noté ce titre, paru il y a un moment en grand format. Il est très intéressant, en tous cas.

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