LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L'enfant des colonels" - Fernando Marías

"Pourvu que tu ne rencontres jamais personne comme lui. Mais moi, j’étais ambassadeur et je devais faire avec. Et j’ai fait avec…"

Fernando Marías pratiquait dans son roman "Je vais mourir cette nuit" l'art d'une concision tranchante et efficace. Avec "L'enfant des colonels", il déploie une intrigue dense et protéiforme, dont il maîtrise parfaitement toutes les facettes. Ainsi, malgré ses multiples ramifications, le lecteur ne s'y perd jamais. 

Au cœur de cette intrigue, un manuscrit, rédigé par Victor Lars à l'attention d’une de ses vieilles connaissances, le professeur Laventier. Les deux hommes se rencontrèrent dans les années 30 à Paris où ils suivaient des études de psychiatrie. Avec la guerre, leurs chemins se sont séparés et leur amitié défaite. Laventier, héros malgré lui pour avoir (sans le savoir) secouru Jean Moulin, est devenu une figure de la résistance. Victor, lui, a servi aux côtés des pires représentants de l'occupant allemand, expérimentant ses théories sur le pouvoir de la torture, pour laquelle il éprouve une insondable fascination. Si Victor, presque soixante ans après, envoie son manuscrit à son ancien camarade, c'est parce que ce dernier a refusé le prix Nobel, et qu’il le pense par conséquent digne d'être le porte-parole de l'œuvre de sa vie. Il retrace dans son long texte les détails d'une existence consacrée à l'exercice de la cruauté, et à l’assouvissement de l’ignoble jouissance qu’il tire du spectacle de la douleur de l’autre. Devenu proche des dirigeants de la dictature militaire qui sévit durant plusieurs décennies au Léonito, petite république d’Amérique centrale, il put s'y adonner à la torture en toute impunité, utilisant comme cobayes opposants au régime ou représentants d’une population indigène spoliée et martyrisée.

Où se terre dorénavant Victor Lars ? Qui est ce mystérieux enfant des colonels dont nous faisons d’emblée -mais très brièvement- connaissance, à l’occasion de la visite que lui rend le vieux professeur à l’hôpital psychiatrique, où, complètement déconnecté de la réalité, il est interné ? Et pourquoi Laventier confie-t-il le manuscrit à Luis Ferrer, journaliste espagnol venu au Léonito pour y interviewer un insaisissable leader indien en lutte contre le vaste projet touristique qui menace le territoire de son peuple ? 

Pour Luis Ferrer, torturé par la mort récente de sa fille dont il s'estime coupable, ce séjour a une résonance particulière. C’est en effet la première fois qu'il remet les pieds dans ce pays d’où il est originaire, qu'il a quitté à l’âge de trois ans, laissant derrière lui son frère jumeau pour suivre le couple de madrilènes qui l’avait adopté. La lecture du manuscrit de Victor Lars lui fait bientôt entrevoir des liens entre l’abject individu et ses défunts parents adoptifs. Sa mission professionnelle s’accompagne alors d'une plongée dans le passé, sur la trace de terribles secrets au cœur desquels trône, omniprésente, la figure de Victor Lars, dont le manuscrit, rédigé dans une langue soignée et élégante, hante chaque page du texte. 

La façon dont son auteur y met sur le même plan récit d’épisodes de sa vie, digressions anecdotiques et descriptions méticuleuses des sévices qu'il a fait subir à ces innombrables victimes, en fait un témoignage glaçant et nauséeux. Il révèle un homme extrêmement intelligent mais mégalomane et surtout d’un machiavélisme tel qu’il donne par moments le sentiment d’avoir affaire à un être désincarné, ramené au statut de symbole du Mal absolu. Et c’est sans doute le reproche que l'on peut faire à "L'enfant des colonels", qui à force de dépeindre la manière dont son personnage pratique le mal et en tire plaisir, semble s’y complaire, et finit par lasser le lecteur. De plus, en focalisant ainsi notre dégoût sur ce protagoniste emblématique, il se prive partiellement de la possibilité que lui aurait permis une approche plus large, celle d'illustrer l'universalité et la pérennité de la barbarie.

Dommage, car Fernando Marías nous livre par ailleurs un roman souvent haletant et au style impeccable, dont il entremêle les pistes multiples avec virtuosité. 


Un autre titre pour découvrir Fernando Marías : Invasion.

Commentaires

  1. J'ai souvent du mal avec la littérature de langue espagnole, pourtant j'en aime certains.

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    1. J'en lis assez peu moi-même, mais j'y trouve souvent mon compte.

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  2. Ça aurait pu m'intéresser, mais ce que tu dis sur la complaisance et la répétition des scènes de torture m'arrête tout de suite.

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    1. En revanche, l'auteur est vraiment à découvrir avec son titre « Je vais mourir cette nuit », très bien écrit, efficace et machiavélique.

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  3. j'avais un peu peur au début de cet écueil, et si en effet l'auteur se complait dans les descriptions de tortures, je passe mon tour. ton coude va mieux? ;)

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    1. Le coude va aussi bien que possible, mais j'ai du mal à me débarrasser de l’œdème qui m'empêche de remplacer enfin ce satané demi-plâtre par une orthèse. Je glace, je glace ….

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  4. Waouhhh le thème ne laisse pas le temps de respirer
    je suis toujours intéressée par ce type de récit même s'il est difficile alors c'est noté et merci je ne connaissais ni l'auteur ni le titre

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    1. Tu peux aussi découvrir cet auteur avec les autres titres que je cite. Mais c'est vrai que celui-là vaut le détour au moins pour sa construction et l’écriture.

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  5. Hmm les thèmes et leur traitement auraient tendance à me tenir à distance mais l'écriture de l'auteur semble valoir le détour ? Peut-être que je tenterai un autre de ses romans.

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    1. C’est une bonne idée, je te conseille en priorité « Je sais que je vais mourir cette nuit »…

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  6. Ces temps-ci, le genre humain m'exaspère un brin. Alors, avec les mots de Marías, la coupe risque de déborder! Je suis curieuse, je le note pour quand je serai dans de meilleures dispositions!

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    1. Dans ce cas, il vaut mieux en effet que tu passes ton chemin pour l'instant!

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  7. J’ai déjà essayé de lire cet auteur sans y parvenir, et lire la complaisance pour la torture je sais que je n’y arriverai pas.

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    1. C'est mieux que tu l'évites, en effet. Lequel as-tu essayé de lire? J'ai beaucoup aimé « Je sais que je vais mourir cette nuit » mais j'avais en revanche exprimé quelques bémols à la lecture de « Invasion ».

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  8. C'est le seul titre de cet auteur que je n'ai pas lu. Il se trouve que le traducteur de Marias pour l'édition française est un de mes amis, et en me faisant découvrir l'auteur, il m'avait aussi mise en garde contre ce titre, avec à peu près les réticences que toi ...

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    1. Et je soupçonne que si tu le lisais, ton avis rejoindrais le mien … je salue par ailleurs le travail de ton ami, la traduction de ce titre, comme celle des autres que j'ai lus, est excellente.

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  9. Bonjour Ingannmic,

    Je me suis demandé si Fernando Marías n’était pas le frère de l’ecrivain Javier Marías, l’ecrivain espagnol.Je crois qu’oui.
    Concernant Fernando Marías que je ne connaissais pas,et merci à toi,j’ai lu de lui La lumière prodigieuse,où il évoque le souvenir de Garcia Lorca à travers une fiction.
    J’ai beaucoup aimé.

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    1. Bonjour Carmen, on dirait bien que oui (pour le lien entre les 2 Marias), puisque la biographie de Javier indique qu'il a un frère nommé Fernando né en 1949, qui est bien l'année de naissance du second.
      Je note La lumière prodigieuse, merci pour la visite et le conseil ! De mon côté je recommande le très court mais intense "Je vais mourir cette nuit", roman d'une diabolique habileté !!

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