"Humeur noire" - Anne-Marie Garat
Lors d’un de ses séjours, elle visite le Musée d’Aquitaine,
et tombe en arrêt devant un écriteau de l’exposition, récemment mise à jour, sur
la traite négrière. Encadré de deux tableaux illustrant la vie de bourgeois
bordelais du XVIIIème siècle sur lesquels figurent une nourrice noire et un
négrillon enturbanné portant un collier de servage au cou, il est porteur d’un
texte dont le vocabulaire inapproprié la met en rage, qui par un choquant
euphémisme présente la condition des noirs vivant alors à Bordeaux comme un
état enviable.
La lettre qu’elle écrit au conservateur du musée, puis la
tribune qu’elle publie dans Le Monde, co-signée par de nombreux artistes, sont
sans effet. La colère qui en résulte, alimentée par un sentiment de vérité
trahie auquel s’ajoute les griefs accumulés contre sa ville de naissance, est à
l’origine de l’écriture "d’Humeur noire".
Elle s’y livre à une entreprise de réhabilitation de la
réalité niée par le cartel du musée, et y mêle des souvenirs d’enfance ou de
jeunesse qui pourraient passer pour des digressions, mais qui lui permettent en
réalité non seulement d’élargir mais aussi d’étayer son propos.
Elle rappelle l’évidence occultée par la note explicative du
musée : les noirs présents à Bordeaux de 1730 à la fin du XVIIIème siècle sont de
la première génération des déportés d’Afrique ou leurs enfants, donc forcément
porteurs du traumatisme de la capture, de la mémoire des traversées
cauchemardesques, du marquage au fer rouge, de l’arrachement aux mères, de la
négation, enfin, de leur identité… elle rétablit la réalité de leur
statut : celui d’esclaves subissant un joug exercé avec despotisme et
mépris, et non, comme le laisse entendre le cartel, celui de privilégiés venus
en Europe pour se former, vivant en "bonne cohabitation" avec une
population blanche bienveillante et hospitalière…
Elle s’attarde sur les infâmes mécanismes à l’œuvre, sur
l’intention -fuite, déni- que révèle cette minimisation de la condition noire,
cet "oubli" de la replacer dans un contexte, celui d’un temps où
les grandes familles bordelaises purent asseoir et développer leur fortune
grâce au commerce en droiture, directement pratiqué avec les colonies
d’Amérique : les négociants européens vendent alors aux colonies des productions
agricoles et des produits manufacturés ou matières premières venus de
l'arrière-pays bordelais (viande, du vin, tissus…) et ces mêmes négociants
ramènent des Antilles de l’indigo, du café, du sucre, du cacao, revendus très
chers en Europe. Ce qui a longtemps constitué pour Bordeaux un argument lui
permettant de minimiser son rôle dans le commerce triangulaire, au grand dam de
l’auteure, très virulente envers la capacité à l’amnésie ou à
l’autojustification de sa ville natale vis-à-vis d’une Histoire faite de
compromissions. Et elle évoque, au-delà de ce passé esclavagiste relégué aux
oubliettes, l’adhésion enthousiaste de la ville à Vichy, et les alliances ou
cohabitations faisant après la guerre siéger aux mêmes instances et se croiser
dans les mêmes couloirs résistants et collabos.
C’est peu de dire qu’Anne-Marie Garat n’est pas tendre avec cette
commune où elle a grandi, envers laquelle elle nourrit par ailleurs des reproches
plus personnels, exprimés à l’occasion de bribes de souvenirs remontant à son
enfance puis à ses années étudiantes. D’extraction modeste, elle est née et a
vécu au cœur du quartier ouvrier des Chartrons (aujourd’hui en pleine
gentrification), et a dû affronter, au lycée puis en accédant aux études
supérieures, la condescendance de camarades pour la plupart issus de la
bourgeoisie bordelaise. On s’intéresse au passage à ce parcours de jeune
prolétaire tombée précocement dans l’amour de l’art -plus particulièrement la littérature
et le cinéma-, déterminée à échapper au déterminisme social, malgré la
difficulté supplémentaire que constitue son statut de fille. Elle devra pour cela
lutter aussi contre les préjugés paternels, qui estime qu’être institutrice est
le summum de ce à quoi elle peut prétendre : pourquoi s’entêter à vouloir
faire carrière dans les arts, qui on le sait sont un repère de feignants, de
débauchés et de fils à papa ?
Tout cela est sans rapport avec le cartel du musée
d’Aquitaine ? Détrompez-vous ! Car si Anne-Marie Garat fustige
l’arrangement que le cartel conclue avec la vérité, elle n’est pas moins sévère
envers le mépris qu’il suppose envers ses lecteurs, qui traduit celui plus
général que les milieux académiques et bourgeois affichent envers le peuple (et
auquel, on vient de le voir, elle a été confrontée).
En amoureuse du langage, elle en défend avec virulence
l’importance, exprimant sa détestation de ses usages inconséquents -car oui,
"les mots tuent"-, rappelant la responsabilité de celui qui écrit à destination d’un public. En tant qu’enseignante, mais aussi
en tant qu’auteure qui revendique l’importance d’écrire en toute indépendance
(notamment financière, raison pour laquelle elle continue d’exercer son
métier), elle prône la nécessité de donner l’usage du langage (insistant sur
son pouvoir politique et social) aux enfants et futurs citoyens qu’ils
deviendront, et égratigne au passage un enseignement qui contrecarre ce projet
en faisant des professeurs des mécaniciens de la langue, des techniciens
dévitalisant la puissance de l’art en le réduisant à un ensemble de mécaniques,
de figures de rhétoriques ou de narratologie au dépens de l’imagination, du
"transport" que doit apporter la littérature.
Ainsi, priver l’individu du matériau que représente un
témoignage éclairé et honnête sur le contexte historique, social et politique
qui en partie le constitue, revient à lui enlever la possibilité d'acquérir
cette présence à soi-même et à son histoire que permet l'appropriation du
langage, notamment par l’intermédiaire des littératures, du cinéma, bref, de la
culture et des arts en général.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce passionnant essai (qui
mérite plusieurs lectures) que nous livre Anne-Marie Garat, professeure
militante, écrivaine engagée et citoyenne révoltée… je m’arrête là pour ma part,
espérant vous avoir convaincus.
Petit Bac 2021, catégorie COULEUR
Un livre que je voulais lire, et puis le temps a passé, merci d'en reparler!
RépondreSupprimerIl devrait te passionner...
SupprimerVoilà une auteur que je n'ai jamais lue malgré son importante production. Ce texte-là me semble tout à fait intéressant et ce que tu en dis me donne envie de le lire. Merci.
RépondreSupprimerJe dois t'avouer qu'ayant tenté de lire un de ses romans il y a quelques années (un avec "Diable" dans le titre), j'ai jeté l'éponge, trouvant son écriture trop complexe. Elle l'est aussi, dans cet essai, mais m'y a paru plus accessible. Et puis le sujet -ou plutôt devrais-je dire LES sujets- qui y sont abordés sont passionnants, et traités avec, comment dire, un mélange de vigueur et de profondeur qui rendent le texte à la fois instructif et vivant.
SupprimerInutile de te dire que je n'ai pas oublié cette lecture qui est marquante à plus d'un titre. On sent le bouillonnement de la colère d'un bout à l'autre, colère légitime que l'on partage rapidement. Je crois être assez informée sur la traite des esclaves, mais en fait on ne va jamais assez loin dans les détails et l'analyse. Quand je pense qu'il y en a encore qui essaie de réécrire l'histoire, il faut être d'une mauvaise foi absolue. Par ailleurs, elle écrit et elle raconte bien Anne-Marie Garat.
RépondreSupprimerUn "bouillonnement", oui, le terme est bien trouvé, mais un bouillonnement par ailleurs constructif, générateur de réflexion. Un essai aussi excellent sur le fond que la forme en effet, et qui m'a vraiment parlé, car j'y ai reconnu non seulement la ville qu'elle évoque, mais aussi certains des "personnages" qu'elle rencontre au cours du récit...
SupprimerPassionnant en effet ! La façon de relier le vécu à une réalité historique permet à la fois l'élargir et d'approfondir, notamment sur ce thème de l'appropriation du langage et son usage. Il était noté cet essai, il est souligné !
RépondreSupprimerOui, c'est même un essai à relire (il est relativement court), tant les sujets abordés y sont nombreux..
SupprimerRe bonjour, j'oublie à chaque fois de te demander : organiseras-tu en février prochain à nouveau un mois latino-américain ?
RépondreSupprimerBonjour Marilyne,
SupprimerOui ! J'en reparlerai dans mon bilan annuel, qui paraîtra d'ici la fin de l'année.
Bonne nouvelle, merci.
Supprimerje ne le connaissais pas mais le thème m'intéresse beaucoup et si la plume de l'auteure me plaît ...
RépondreSupprimerElle a une plume très riche, et un sens aiguisé de l'analyse, et puis il y a cette colère qui porte son récit de bout en bout, et qui lui donne une énergie communicative..
SupprimerTu lis davantage d'essais, non ? Il a l'air passionnant celui-ci, en tout cas. Je le note.
RépondreSupprimerEh bien je me réjouis que tu l'aies remarqué, c'était un des objectifs que je m'étais fixé en début d'année (lire davantage de non-fiction) ! Et il est atteint, bien que modestement (et ce n'était pas très compliqué, j'ai lu 0 essai l'an dernier ..)...
SupprimerQuant à "Humeur noire", oui, il faut le noter !
un livre que j'ai envie de lire mais je croule sous les envies!
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