LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Sonnenschein" - Daša Drndić

"L’Histoire, cette mère menteuse et traîtresse, continue de filer son sempiternel refrain, d’ourdir sans répit de nouveaux mondes délimités par des frontières. (…) Mais l’Histoire ne veut pas de cadre. L’Histoire aime rester ouverte. Afin de croître et se multiplier".

Une vieille femme se balance dans un fauteuil à bascule, devant la fenêtre de son appartement. Cela fait soixante-deux ans qu’elle attend. Quoi ? Nous ne le saurons qu’à l’issue de ce texte inclassable -ne lisez pas la quatrième de couverture !-, qui s’affranchit des contraintes temporelles et nous installe dans un espace où les frontières fluctuent, relativité qu’illustre parfaitement la ville de Gorizia où débute et revient régulièrement l’action, nommée Goriza, Görz, ou Goritz selon le peuple la désignant et qui, située dans la province du Frioul, fut tour à tour prussienne, autrichienne, italienne, et même brièvement allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Dans la famille d’Haya, on parle d’ailleurs allemand, italien et slovène. Ses parents étaient juifs, mais d’une judéité évoquée du bout des lèvres, vaguement taboue, qui n’a jamais suscité de sentiment d’appartenance ou d’identité. Il faut dire qu'on a toujours vécu, chez les Tedeschi, dans l’illusion de l’ignorance, en évitant de se sentir concerné par les événements du monde. Ils étaient de cette majorité qu’on appelle les bystanders, spectateurs aveugles se tenant à l’écart des remous et des drames de l’histoire, évitant les questions, vivant comme les lois l'imposent quelles que soient ces lois, et pouvant ainsi revendiquer, puisqu’ils "ne savaient pas", leur innocence. Haya a ainsi vécu comme s’il n’y avait jamais eu de guerre, repliée sur la lâche neutralité de la cellule familiale. Les années ont passées, marquées par une brève aventure amoureuse, une morne carrière de professeur de mathématiques, ponctuées par les morts de ses proches, tout cela en étant comme absente à sa propre vie, incapable de comprendre le monde, ou le comprenant trop tard. 

"Les gens se lavent, se soignent comme ils peuvent, trouvent des fissures dans lesquelles ils se glissent, en silence, sur la pointe des pieds, pour éviter de se rencontrer eux-mêmes".

Un drame personnel, un traumatisme de sa lointaine jeunesse qu’elle a longtemps gardé enfoui, est à l’origine de sa quête dans un passé qu’elle doit reconsidérer, réapprendre. A posteriori, Haya relie le destin des Tedeschi aux événements qu’ils ont traversés, protégés par leur cécité. En 1976, elle constitue un dossier, rédige des petites fiches, entreprend une quête qui devient obsessionnelle et dure des années. Face à l’amoncèlement d’archives familiales -cartes, tickets, photos- et officielles, de vieux journaux qu’elle a accumulé, elle tente de "démonter, de désassembler sa compréhension incomprise". C’est au rythme vagabond de cette quête que se déroule ce texte protéiforme et profus, sous-titré "roman documentaire", entremêlant souvenirs fictifs de l’héroïne, faits historiques et réalités anecdotiques. Les "données" de l’Holocauste y sont évoquées avec récurrence, s’insèrent dans le récit et le hantent, en fait une énormité dont on se demande comment elle a pu être occultée…

La trame romanesque est entrecoupée de photos, d’extraits d’archives : minutes des procès de Nuremberg, transcriptions de terribles témoignages de victimes… On y trouve aussi des listes, nomenclatures macabres et exhaustives déroulant sur des pages et des pages les noms des plus de neuf mille juifs déportés par l’Italie ou assassinés dans les pays qu’elle a occupés de 1943 à 1945, ou les dates et heures des cent-cinquante-trois convois qui depuis Trieste emmenèrent leur "chargement" vers les camps de la mort ou les travaux forcés. 

On navigue de Trieste, où stationnaient quatre-vingt-douze membres du commando Reinhard (vaste opération ayant conduit à la mort de deux millions et demi de juifs polonais), aux alcôves de la maison close de Kitty Schmidt à Berlin utilisée comme centre d’espionnage par les nazis, pour revenir à Gorizia et à sa rizerie San Sabba, centre de détention et de torture sous l’occupation allemande, qui devint par la suite un musée où une Histoire purifiée est convenablement servie sur un plateau…

On y découvre les portraits d’illustres anonymes, tel celui de Franceso Illy, inventeur de la machine à expresso, mais aussi ceux de bourreaux SS ou de célébrités -notamment des vedettes de cinéma- assumant publiquement leurs accointances avec le régime nazi.

Côté compromissions, les entreprises et institutions ne sont pas en reste, avec la mention de l’aide apportée par la Croix Rouge aux nazis pour blanchir l’argent des victimes déportées, ou la liste sans fin des compagnies et grands propriétaires -Ford, Singer, Bayer, Volkswagen…-  qui employèrent comme main-d’œuvre les prisonniers des camps, les utilisant à leur projet personnel tout en professant leur amour pour la patrie.

Inutile d’énumérer la somme des autres aspects de cette manifestation du Mal dont l’Holocauste est l’un des plus terribles symboles qu’expose Sonnenschein. Retenons simplement la remarquable maitrise avec laquelle Daša Drndić, en utilisant des matériaux d’une improbable diversité, nous livre un récit complexe, déstabilisant et bouleversant, qui nous fait appréhender les mécanismes de dénégation et les arrangements avec leurs consciences qu’opposent les individus à la monstrueuse violence de l’Histoire.

Impressionnant.


Commentaires

  1. S'il y a des photos, je risque de craquer, j'aime les bouquins avec photos d'époque

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Attention, ce sont des photos en petit format, de mémoire surtout des portraits. Mais c'est vrai qu'elles donnent tout de même à la lecture une saveur particulière...

      Supprimer
  2. Je me doutais que j'allais découvrir des auteur(e)s inconnus (de moi !) pendant ce mois de l'Europe de l'Est. En voilà encore une, qui a l'air fort intéressante. A voir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'avais noté ce titre chez Passage à l'Est!, l'un de mes principaux fournisseurs d'idées de lectures pour cette région du monde... Je suis rarement déçue suite à ses conseils.

      Supprimer
  3. Pour les grands capitalistes, le pape, les pays d'Amérique latine, Les Etats-Unis qui ont récupéré les savant nazis après la guerre, etc... je le savais ! Mais la Croix Rouge ? Pour blanchir l'argent des victimes déportées ? Là, je l'apprends !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il y est aussi question du Vatican en effet, je n'en ai pas parlé, mais oui, La Croix Rouge... c'est tout de même choquant...

      Supprimer
  4. Je vois que nous mettons en avant la même citation sur la fissure, qui dit tant des êtres humains.
    C'est un grand livre. La façon dont elle raconte comment on peut ne rien voir, tout en faisant voir... Et cet entrelacement d'archives, de documents, de récits, est virtuose. Bref, je ne sais pas comment le dire, mais grand grand !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous sommes d'accord : une lecture pas toujours facile, mais qui vaut vraiment l'effort qu'elle réclame !

      Supprimer
  5. encore un auteur à découvrir ce qui rend ce challenge passionnant!
    s'il y a des photos je vais le noter, car j'aime ce style: les photos aident à "digérer" un récit parfois dur :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Comme je l'écris ci-dessus en réponse au commentaire de Keisha, ce sont de petites photos, insérées dans le texte. Je ne sais pas si là, elles aident à mieux "digérer" le propos, dans la mesure où elles nous rappellent sa véracité...

      Supprimer
  6. ca ne dérange pas le côté à moitié fictionnel et le côté à moitié réel avec les archives ? Je vais noter car évidemment les thématiques sont intéressantes... Plein de découvertes !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Non, au contraire, c'est ce qui rend ce texte original et passionnant, et l'auteure a mêlé tout cela avec une parfaite maîtrise.

      Supprimer
  7. Cette région très perturbée du Frioul et les thèmes abordés pourraient m'intéresser... Les inserts de photos, d'extraits d'archives ou de listes, ça me freine un peu, par contre. A voir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Figure-toi que j'ignorais tout de cette région pourtant guère lointaine. Suite à ma lecture, j'ai creusé un peu, et l'histoire de cette province est en effet mouvementée et passionnante !

      Supprimer
  8. Je me dis en lisant ce billet que malgré l’horreur ce livre doit avoir un côté extraordinaire puisqu’il a su te séduire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est très original, mais cela ne suffit pas : comme l'écrit Nathalie dans son commentaire, il y a aussi toute une réflexion extrêmement bien menée sur l'aveuglement des témoins de l'histoire, et puis il y a aussi du suspense (sur ce fameux traumatisme qui pousse Haya à se pencher sur le passé) et des passages absolument bouleversants, notamment des témoignages véridiques qui m'ont vraiment marquée..

      Supprimer
  9. Je m'empresse de le noter, celui-là. Merci pour la découverte! Ton blog est une mine de richesse 😉

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est gentil, c'est beaucoup grâce aux idées notées chez les autres ! Mais là, oui, une découverte vraiment atypique, et un travail époustouflant aussi bien sur le fond que sur la forme..

      Supprimer
  10. Je viens de le réserver à la médiathèque. J'avais lu un article sur ce livre il y a un moment (je ne sais plus où) et je l'avais noté. Vous me le rappelez, un grand merci.
    Bon week end.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh mais je réalise que j'avais omis de répondre à ce commentaire, toutes mes excuses !

      Supprimer
    2. Ce n'est pas grave ! Bon dimanche.

      Supprimer
  11. Je l'avais déjà noté, et à te lire, je comprends pourquoi :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Idem... je n'aime pas ignorer ainsi mes visiteurs !...

      Supprimer
  12. Réponses
    1. C'est gentil de repasser par ici pour le signaler ! Je suis ravie que ce texte extraordinaire vous ait plu.
      Bonne journée !

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.