LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le poids des secrets" - Aki Shimazaki

"Il n’y a pas de justice. Il y a seulement la vérité."

"Le poids des secrets" est une pentalogie, c’est-à-dire une œuvre en cinq volets ; chacune de ses parties est intitulée d’un mot japonais désignant un élément naturel, fleur ou animal.

Dans "Tsubaki" (Camélia), nous faisons la connaissance de Namiko, qui à la mort de sa mère Yukiko se voit remettre deux enveloppes, dont l’une est destinée à son oncle, un certain Yukio. Or, Namiko ignorait que sa mère avait un frère.

"Hamaguri" (Palourde) nous éclaire sur le parcours de Yukio, enfant naturel élevé par sa mère Mariko avec laquelle il entretient une relation fusionnelle. A quatre ans, il est adopté par le nouveau compagnon de Mariko, qui l’élèvera et l’aimera comme son propre fils.

"Tsubame" (Hirondelle) nous fait remonter le temps encore plus loin, à la rencontre d’une autre enfance, celle de Yonki, jeune adolescente que sa mère a amenée avec elle au Japon après avoir fui la Corée, alors colonie japonaise. L’oncle de Yonki les y a accompagnées : le frère et la sœur, activistes pour l’indépendance, ne pouvaient demeurer dans leur pays natal où il leur était devenu interdit d’exercer leur profession. Le terrible tremblement de terre de 1923 dévaste Kantô, où tous trois s’étaient installés, en même temps que la vie de Yonki.

Avec "Wasurenagusa" (Myosotis), l’histoire se place du point de vue de Kenji Takahashi, le père adoptif de Yukio, héritier d’une illustre famille ayant subi l’échec d’un premier mariage sans enfants, qui n’hésite pas, par amour pour Mariko, à rompre tout lien avec ses parents que son union avec une orpheline aux origines méconnues horrifient.

"Hotaru" (Luciole) conclut la pentalogie en nous présentant Tsubaki (la boucle est bouclée !), petite-fille de Kenji Takahashi et de Mariko (et donc, si vous avez bien suivi, fille de Yukio). Cette dernière, agonisante, éprouve l’irrépressible besoin de lui confier un secret qu’elle a tu toute sa vie, en lien avec un événement survenu le jour où la bombe atomique est tombée sur Nagasaki.

Comme j’ai aimé découvrir chacun des volets de ce "Poids des secrets" ! Cette forme narrative inspirée d’un puzzle ou d’une mosaïque dont le lecteur assemblerait peu à peu les morceaux, étant le seul, in fine, à bénéficier d’une vue d’ensemble, crée une dynamique très plaisante, et excite la curiosité. 

Elle permet par ailleurs à Aki Shimazaki, malgré la brièveté de chaque texte, d’installer un contexte passionnant, ses héros se trouvant confrontés à des événements historiques et des situations personnelles qui révèlent certains aspects peu glorifiants de la société japonaise de la première moitié du XXème siècle, le plus criant étant celui du rejet subi par tous ceux que leur origine sociale ou ethnique met au ban de la communauté. 

La normalité et la respectabilité y sont déterminées selon des codes très rigides, fondés sur la famille -version patriarcale-, l’esprit de caste et le fort sentiment d’une identité japonaise à la définition très restreinte. Ainsi, non seulement le statut d’orphelin, d’étranger, mais même un simple accent régional, sont susceptibles de faire de vous un exclus. Le divorce est considéré comme honteux, et si par malheur un couple ne parvient pas avoir d’enfant, c’est la femme qui est fatalement considérée comme responsable. La moralité des salariées est par ailleurs attentivement surveillée par les employeurs, le moindre écart de conduite de la part du personnel féminin pouvant nuire à la réputation d’une entreprise.

Yonki, fille d’une coréenne et d’un père inconnu, qui sera par la suite mère célibataire, est à elle seule un symbole de cette marginalité qu’induit cet intolérant rigorisme. Mais elle est aussi celui de la combativité et de la résilience, puisqu’elle parviendra, bien qu’au prix du reniement de ses origines, à gagner sa place dans le microcosme d’une certaine élite japonaise. 

Le personnage de Kenji Takahashi est en quelque sorte son pendant, celui qui en acceptant de rompre avec son milieu aristocrate et sa famille de "pure souche" pour une "fille de rien", restaure l’espoir en la capacité de l’individu à sortir des carcans liberticides et réducteurs. D'ailleurs, si la pentalogie est le cadre d’épisodes évocateurs de la cruauté et du cynisme non seulement des Japonais mais aussi des hommes en général culminant avec le lâcher des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, elle est aussi traversée par l’aptitude de ses héros à les reconnaitre et surtout à les remettre en cause. Certains expriment leur honte face au racisme ayant conduit au massacre, lors du tremblement de terre de Kanto, de coréens injustement accusés d’avoir empoisonné des puits, ou accusent leur pays de sadisme envers les peuples qu’il a colonisés. D’autres refusent de se soumettre au lavage de cerveau -en exhortant par exemple à se donner la mort plutôt que de se laisser capturer ou tuer par l’ennemi- qu’impose la dictature qu’est le Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, menée non pour la liberté mais pour le maintien d’un pouvoir interdisant toute divergence d’opinion. 

Cette forte empreinte contextuelle se mêle naturellement à la dimension intime -qui reste primordiale- du récit. Comme son titre l’indique, "Le poids des secrets" est porté par l’impact des silences que l’on oppose aux traumatismes sur l’orientation des destinées, et parcouru de bout en bout par la relativité du sens à donner aux notions de famille et de filiation, qui ainsi que le démontre Aki Shimazaki, vont bien au-delà de simples considérations génétiques.

L'écriture sobre et efficace, colorée par la récurrence d'allusions à l'environnement naturel, rend la lecture agréable et facile. Une belle découverte.


Et c'est ma dernière participation à cette édition 2022 du Mois Japonais, chez Lou et Hilde.

Commentaires

  1. J'ai beaucoup aimé cette pentalogie où chaque volume nous fait voir la situation sous un autre jour. L'écriture est délicate, un vrai plaisir de lecture.

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    1. Oui, j'ai beaucoup aimé cette impression de reconstituer un puzzle dont le lecteur est le seul à voir l'intégralité.

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  2. Une très bonne écrivaine, si je ne connais pas ces romans, j’ai lu avec plaisir « Tonbo » et « Hamaguri ». Il faudrait que je revienne elle à l’occasion…

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    1. Miss Sunalee m'a conseillé une autre de ses pentalogies : « Au cœur de Yamato ». Ce qui est sûr, c'est que je reviendrai vers cette autrice, oui.

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  3. Une pentalogie que j'ai beaucoup aimée. Le contexte est en effet fort intéressant.

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    1. Oui, je crois que c'est la première fois que je lis de la fiction japonaise avec une critique aussi évidente du pouvoir..

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  4. Ta chronique me rappelle que ce que j'avais beaucoup aimé, c'est l'étirement dans le temps et l'importance des événements historiques, ce qui est moins marqué dans "L'ombre du chardon" que je viens de lire.

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    1. C'est en effet, l'entremêlement entre secrets de famille et événements historiques, avec les traumatismes collectifs qu'ils impliquent, qui rend cette pentalogie passionnante.

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  5. Tu me rappelles de bons souvenirs de lectures, j'avais beaucoup aimé cette pentalogie, tout, le style, le récit.

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    1. Et tu as relu cette autrice, depuis ?

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    2. Evidemment, je m'étais dit que j'allais poursuivre, cette fois en attendant que la nouvelle série soit complète, et puis le temps a passé...

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    3. Je vois bien ce que tu veux dire... ce qui m'a décidé pour cette pentalogie, c'est que je suis tombée en librairie sur un coffret regroupant les 5 volumes. J'espère que ce genre d'occasion se représentera pour une autre de ses séries..

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  6. C'est une série que j'ai appréciée diversement mais plus que celle que j'ai débutée ensuite. Elle offre des moments très agréables de lecture en tout cas.

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    1. C'est vrai que certains des volets sont plus prenants que d'autres, mais j'ai vraiment apprécié l'ensemble, et cette diversité de points de vue. C'est sans doute le personnage de Mariko qui m'a le plus touchée..

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  7. Oh oui tout un beau cycle....et bin de chouettes participations pour ce bon mois

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    1. Je suis en effet assez satisfaite de ma participation à cette édition 2022 du Mois japonais : si mon avis suite à mes 2 premières lectures est mitigé, j'ai lu des titres variés.

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  8. J'avais attendu que la pentalogie sorte en coffret pour m'y plonger et la dévorer d'une traite. Je me souviens que j'avais beaucoup aimé... mais malgré ta chronique, je n'en ai gardé aucun souvenir.

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    1. J'ai fait comme toi, et j'en suis ravie, l'un des plaisirs de cette lecture étant de découvrir les différentes facettes de l'intrigue.. à voir si j'en garderai une empreinte plus forte que toi..

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  9. Chouette billet, qui me rappelle un beau souvenir de lecture. Pendant tout un temps j'ai laissé les couvertures bien évidence, tellement je les trouve belles.

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    1. Je te rejoins, j'aime aussi beaucoup le mélange de couleurs et de sobriété. Et celles des autres pentalogies sont tout aussi belles...

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  10. J'ai beaucoup aimé aussi cette série, j'aime l'écriture de cette auteure... Mais comme Autist Reading je n'en ai gardé aucun souvenir. Bizarre, non ?

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    1. En effet... c'est peut-être dû à la brièveté de chaque texte, et au fait qu'à chaque fois on change de perspective. Du coup, on n'a pas vraiment le temps de s'en imprégner ?

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  11. Je regrette tellement de n'avoir pas lu les 5 tomes d'un coup. Je m'étais arrêtée au tome 1 il y a moult temps, pensant reprendre relativement vite, et bien sûr le temps a passé. Maintenant il faudrait que je relise ce tome 1 avant d'envisager de lire la suite, et j'avoue que ça ne m'enchante pas trop de relire....

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    1. Oh, il est tellement court, cela devrait se faire sans peine.. mais oui, il faut les lire d'affilée, sinon on perd tout l'intérêt lié à la construction narrative.

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  12. J'avais beaucoup aimé la forme et le contexte aussi ! Je suis en train de lire son deuxième cycle romanesque :-)

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    1. C'est "Au cœur du Yamato" il me semble que tu as entamé ? C'est justement le cycle que m'a recommandé Miss Sunalee. J'attends la suite de tes lectures avec impatience et j'espère que j'aurai l'occasion de le trouver en coffret, comme cela a été le cas pour "Le poids des secrets"..

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  13. C'est mon autrice d'origine japonaise favorite, et ce cycle a ma préférence. Je viens de lire Suzuran que j'ai beaucoup aimé et je ne vais pas tarder à découvrir Sémi, le 2e tome, avant de m'offrir le 3e qui sort cette semaine. Le 2e cycle m'a beaucoup plu aussi, je n'ai pas encore lu le 3e dont j'attends le coffret Babel.

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    1. J'avoue que je la découvre tout juste avec cette pentalogie, mais ce qui est certain, c'est que j'y reviendrai !

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  14. Bonjour Ingannmic, comme Aifelle j'ai aimé la pentalogie. Je regrette qu'elle n'ait pas écrit au moins deux volumes pour développer d'autres personnages. Ce sont des romans qui se lisent agréablement. Bonne fin d'après-midi.

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    1. Bonjour Dasola, pour prolonger le plaisir, il y a ses autres pentalogies, sinon ! Je compte bien personnellement m'attaquer à celle sur le "Yamato".. Bon week-end !

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  15. J'aime tous les livres de cette écrivaine et je les lis tous avec le même plaisir

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    1. Je suis encore néophyte, mais je compte bien prolonger le plaisir ..

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