"Trois chambres à Manhattan" - "Au bout du rouleau" - "La pipe de Maigret" - Georges Simenon
Le Mois Belge est devenu l’occasion d’un rendez-vous annuel avec un auteur incontournable mais pourtant découvert en ce qui me concerne sur le tard. Pour rattraper cette lacune, et dans un irréaliste excès d’optimisme quant à ma capacité à venir à bout des piles de livres encombrant ma bibliothèque, j’acquiers peu à peu l’anthologie parue chez Omnibus reprenant dans l’ordre chronologique et de manière quasi exhaustive l’œuvre romanesque de Georges Simenon. Bon, j’en suis toujours, trois ans après l’avoir entamée, au premier volume de ladite anthologie (qui en compte 27), mais voyons le bon côté des choses (ou le verre à moitié un millième plein, c’est selon) : c’est non pas un, mais trois titres, que j’ai lus pour cette édition 2022 du Mois Belge.
Les deux premiers (comme ceux lus en 2020 : "La fenêtre des Rouet" et 2021 : "La fuite de monsieur Monde") font partie de ce que l’on désigne comme ses "romans durs". L’auteur en a écrit 117 au total, se déroulant aux quatre coins du monde, sans commissaire Maigret, portés par l’une de ses grandes obsessions : "la peinture de l'homme nu et seul au monde".
"Trois chambres à Manhattan" (1946)
Ils se raccrochent l’un à l’autre avec une ardeur pathétique, comme si cela les déchargeait d’un poids qui, sans qu’ils s’en soient rendu compte, pesait sur leurs épaules depuis des années.
Lui, en quête presque frénétique d’une histoire neuve, est en proie à une impatience quasi physique. Son désir de repartir à zéro l’amène à vouloir annihiler le passé de celle qui l’accompagne, dont la simple évocation, l’idée même, fait naître en lui des bouffées de jalousie et de violence qu’il peine à contenir. A l’inverse, son besoin de dire qui il est -un acteur français connu mais sur le déclin- révèle sa hantise de passer pour un homme quelconque, et le rend insupportable d’égoïsme. Il s’apitoie sur son sort, sur ses échecs, réclame une écoute et une attention qu’il est lui-même incapable de rendre, abîmé dans sa propre douleur, que nourrit essentiellement sa crainte de la solitude.
Elle se montre à l’inverse aimable et prévenante, subissant avec la patience de celle qui en a vu d’autres sans que cela atteigne sa propension à la bienveillance, l’humeur versatile de son compagnon.
C’est une histoire d’amour biaisé, car fondée sur la dépendance que crée, à un instant T, un irrépressible besoin de réconfort, que l’auteur nous relate avec minutie, décortiquant les états d’âme de ses personnages, notamment ceux de l’homme, anti-héros pathétiquement prévisible, dont la grandiloquence et l’exaltation avec laquelle il pense ses propres sentiments révèle l’instabilité émotionnelle.
Les descriptions de la ville dont l’atmosphère se met au diapason de l’humeur des personnages, la manière à la fois épurée et méticuleuse de dépeindre les visages et les corps -pour dire notamment le poids des fatigues existentielles, décrire les marques physiques ou psychologiques du temps- investissent l’esprit du lecteur comme un martèlement lancinant.
"Au bout du rouleau" (1947)
"Au bout du rouleau" présente de nombreux points communs avec le récit qui précède : nous suivons là aussi un couple nouvellement formé, entretenant une relation ambiguë et hautement alcoolisée, dont l’homme éprouve un grand besoin de reconnaissance.
Lui c’est Marcel Viau, en fuite suite à un braquage qui a mal tourné. Elle, c’est Sylvie, une fille de bar rencontrée dans une discothèque à Toulouse cinq jours auparavant, et qui a décidé de le suivre. Ils ne se connaissent pas, il n’est pas question d’amour entre eux, mais ils ont l’impression d’être ensemble depuis toujours.
Ils ont pris le train et faute d’argent pour continuer leur voyage, se retrouvent bloqués à Chantournais, village lourd de haines sournoises, situé dans la région natale de Marcel, fils de paysan. Si notre fuyard, lorsqu’il évoque son père dont il a hérité la robuste carrure, le fait avec affection et respect, il révèle en revanche un obsédant complexe d’infériorité vis-à-vis de son origine rurale. Il a soif de reconnaissance et d’admiration, et traverse la vie avec l’arrogance et la ruse de ceux qui s’estiment supérieurs, méprisant l’existence mesquine des bourgeois qu’il envie autant qu’il déteste, et considérant les individus en général comme des tas d’idiots.
Quant à Sylvie, elle intrigue, aussi mystérieuse pour le lecteur que pour son compagnon. C’est une femme comme il n’en a jamais rencontrée, peu impressionnable, avec qui tout semble facile -elle s’adapte à tout avec une intelligence et une élégance déconcertantes- mais qui en même temps lui inspire une certaine méfiance, notamment lorsqu’il réalise qu’elle lui impose subtilement sa volonté.
Et puis il y a le tout aussi mystérieux M. Maurice, amant d’une vieille hôtelière qui lui mène la vie dure, mais en qui Viau décèle une assurance et une prestance qui le convainquent que cet homme a connu une vie brillante. Marcel rêve d’être comme lui, au-dessus des petites vanités, indifférent à tout. Il éprouve le besoin de rester près de cet homme avec qui il se sent des liens mystérieux… car comme son titre l’indique, le roman relate la fin d’un parcours. Le héros se sent fatigué, écœuré, pris d’un cafard noir. A trente ans, il réalise n’avoir rien fait de sa vie, n’avoir pas su trouver sa place. Ayant finalement réussi à réunir suffisamment d’argent pour partir, il ne se sent pourtant pas le courage ou la force d’aller plus loin.
L’issue inéluctable se précipite après un jeu du chat et de la souris qui pose une latence sur le mal-être de Viau, ses failles venant peu à peu à bout d’une morgue qui n’était, finalement, qu’une façade.
Il pense savoir qui la lui a subtilisée : ses soupçons se portent sur cet adolescent au visage ingrat qui a accompagné sa mère au commissariat. Une femme pénible, cette madame Leroy, une veuve triste et plaintive, mais volubile, s’exprimant sur le ton de ceux qui jugent leur propre parole hautement importante.
Si elle est venue se plaindre, c’est qu’elle est persuadée qu’en son absence ou pendant son sommeil, quelqu’un s’introduit chez elle et fouille sa maison, à la recherche d’elle ne sait quoi, puisque rien ne disparait…
… jusqu’à ce son fils, lui, disparaisse.
Voici donc notre cher commissaire à la recherche de l’adolescent, d’autant plus motivé que le succès de son entreprise lui permettra de retrouver, il en est persuadé, sa pipe.
C’est enlevé et assez drôle, j’ai notamment apprécié l’humour aux dépens du duo formé par Mme Leroy et son fils, elle prétentieuse, d’une fierté pathétique, lui plus attachant, qui tente maladroitement d’échapper à l’emprise de sa mère et à la tristesse de leur vie mesquine.
Commentaires
Et oui, il y a l'ambiance, et ce qui me frappe à chaque fois dans ses "romans durs", c'est cette méticulosité avec laquelle il décrit l'état d'esprit de ses personnages.
J'ai aussi du Oates sur ma PAL, pas en grand quantité, mais du pavé : "Un livre de martyrs américains" et "Blonde" (et "L'homme sans ombre, mais il est moins volumineux).
Et je te rejoins, le projet est fou (27 volumes quand même), mais l'objectif n'est pas tant de le mener à bien (c'est-à-dire tout lire...) que d'en tirer le prétexte à découvrir un auteur incontournable, et de faire ma belle devant ma bibliothèque (bon pour le moment je ne fais pas trop ma belle avec mes 3 volumes !!).
Bonne journée.
Belle journée,