LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Canoës" - Maylis de Kérangal

Chanter la voix.    

Cela doit faire trois semaines que j'ai terminé le recueil de Maylis de Kérangal, et je dois avouer qu'il ne m'a laissé qu'une empreinte bien fugace, exception faite de son texte central. Il m’a ainsi fallu reprendre mes notes pour me souvenir de l’intrigue des autres textes.

L’ouvrage est donc conçu autour d’une nouvelle plus longue que les autres, intitulée "Mustang", qui met en scène une narratrice exilée aux Etats-Unis, où elle échoue avec son fils Kid et son mari, qui s’est vu proposer un poste de chercheur à l’Université de Golden, Colorado.

Elle a du mal à s’adapter à ce nouvel environnement, à occuper le temps libre et solitaire dont elle dispose chaque jour après avoir déposé Kid à l’école. Elle perd pied par manque de repères, déstabilisée par la dimension à la fois familière et nouvelle de cette bourgade où tout semble factice, comme inspiré d’un décor représentatif d’une certaine Amérique, attendant que s’y joue un film.

Elle adopte d’abord la posture distanciée de celle qui n’est pas dupe, puis accepte peu à peu de se glisser dans la fable, dans la "tambouille mythographique"… elle apprend à conduire, puis s’adonne à de longues virées en Ford Mustang, abandonnant rapidement la nécessité d’un prétexte pour juste rouler, "confiée à la surface du flux urbain, immersif, aléatoire", ni dans l’errance ni dans l’exploration, mais dans une quête hasardeuse pour faire revenir "une image, une pensée, une voix (…), relier en (elle) ce qui se tient disjoint".

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, et si, comme évoquée ci-dessus, le reste du recueil ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, je sais néanmoins avoir passé un moment agréable à sa lecture, portée par l’écriture -que j’affectionne- de son autrice, son style à la fois éloquent et efficace, prompt à faire naître images et sensations.

L’ensemble est lié, mais de manière anecdotique, par l’évocation, dans chaque texte, d’un ou de canoës, créant au fil du recueil comme une suite de clins d’œil, une série de rendez-vous que l’on en vient à guetter. Mais ce qui cimente véritablement le tout, c’est l’importance qu’y tient le monde vocal. Chaque texte évoque en effet la voix humaine, ses mutations, ses traces, ce qu’elle révèle de celui qui la possède ou ce qu’elle suscite chez celui qui l’entend…

Ainsi, dans "Mustang", toujours, la narratrice ne reconnait plus depuis qu’ils se sont installés aux Etats-Unis, celle de son conjoint, qui a de manière inconsciente, par mimétisme et volonté d’intégration, changer son phrasé, ses intonations, son rythme.

Dans "Ruisseau et limaille de fer" aussi, l’un des personnages a changé de voix, volontairement cette fois : Zoé, une vieille amie de la narratrice, a dû gommer, pour réussir à la radio, les aigus de sa voix, parce qu’ils donnaient d’elle une image trop fragile, trop vulnérable, en bref trop "féminine". L’autrice évoque ainsi à quel point la voix, dans sa singularité, son unicité, est partie intégrante de l’individu, et donc irrémédiablement liée au souvenir qu’il laisse à autrui. D’autres textes s’emparent de cette évidence, de manière tantôt anecdotique, où la réminiscence d’une voix est associée à celui d’un moment en particulier ("Ontario"), tantôt profondément émouvante : dans "Un oiseau léger", un veuf ne se résigne pas à effacer l’enregistrement de la voix de sa femme sur son répondeur…

Les traumatismes de la voix y ont aussi leur place, comme dans "Nevermore", où au cours de l’enregistrement d’une lecture du poème d’Edgar Allan Poe "Le Corbeau", la voix de l’héroïne laisse transparaitre une dysphonie, trace d’un vieil hématome qu’elle ignorait, ou dans "After", où le frère de la narratrice est bègue. 

Un joli hommage rendu par Maylis de Kérangal à cet instrument naturel dont des masques ont, pendant des mois, altéré, filtré le son, et c’est justement, explique-t-elle, ce qui lui a donné envie d’en faire le cœur de ce recueil.

D'autres titres pour découvrir Maylis de Kérangal :

Petit Bac 2022, catégorie "OBJET"

Commentaires

  1. La lecture de ton bibli me fait remémorer ma lecture (sans billet), et l'importance de la voix. Un bon recueil, de toute façon j'aime bien l'auteur. Sinon, j'avoue que les voix trop acidulées à la radio m'agacent. Pas la faute des gens, mais c'est comme ça. Ou bien Laure Adler, en dépit de l'intelligence de son émission, je n'aime pas sa façon de parler.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah, parce tu lis des livres en plus de ceux que tu chroniques (et tu dors quand ?) ! Je te rejoins sur le fait que certaines voix sont plus "crispantes" que d'autres, et je crois que cela varie selon l'auditeur.

      Supprimer
    2. Je lis vite, c'est ça, et dans les salles ou files d'attente.

      Supprimer
  2. Je le lirai quand je le trouverai en médiathèque, j'ai envie de voir ce que donne l'écriture de M de Kerangal pour les nouvelles.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On y reconnaît son empreinte stylistique, avec ici une dimension moins "frénétique" que dans certains de ses romans ("frénétique" n'est pas vraiment le terme juste mais là tout de suite, je n'en trouve pas d'autre : "torrentueuse" peut-être ?)... une plume éloquente en tous cas, à laquelle, personnellement, j'adhère complètement !

      Supprimer
    2. Je pense qu'il te plaira...

      Supprimer
  3. une auteure dont j'ai lu deux romans et que j'ai appréciés. Donc pourquoi pas? sauf que tu dis que tu n'en gardes pas un grand souvenir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cet oubli est peut-être dû au format "nouvelles", ou au fait que chez cette autrice,c'est davantage la forme qui me séduit, que le fond ? Mais j'ai apprécié tout de même, et beaucoup aimé "Mustang" : on se sent tout de suite en proximité avec l'héroïne.

      Supprimer
  4. Je n'ai toujours pas lu cette autrice (une quasi-voisine pourtant, très présente en Normandie). Aucun de ses livres ne m'attire. J'ai l'impression que ce n'est pas pour moi. A tort ou à raison.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Elle a un style particulier, qui passe ou pas... ceci dit, dans ces nouvelles, il est plus "classique" que dans certains de ses romans. Personnellement, j'accroche complètement à son écriture, j'ai notamment adoré "Naissance d'un pont".

      Supprimer
  5. Ah, j'aime bien les nouvelles. Je vais le mettre dans mon panier d'envies de la médiathèque. Merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si tu aimes les nouvelles, tous mes billets du mois de mai y sont consacrés ! Parmi les recueils que j'ai lus, "Indice des feux", "Sois sage, bordel !", et la trilogie "Et la guerre est finie" ont ma préférence.

      Supprimer
    2. J'espère que tu trouveras ton bonheur parmi ces suggestions (Indice des feux est particulièrement émouvant...).

      Supprimer
  6. Un jour peut-être je lirai ce recueil de nouvelles... J'aime l'écriture de cette auteure.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je l'aime aussi, son écriture, mais j'avoue la préférer dans ses romans.. je garderai toutefois de ces nouvelles un agréable souvenir, bien qu'un peu nébuleux !

      Supprimer
  7. C'est drôle, Mustang est la nouvelle à laquelle j'ai le moins adhéré ... Mais en appréciant malgré tout l'histoire de cette femme dans cet espace qu'elle ne maitrise pas, problématique caractéristique de l'autrice. J'ai bien gouté l'ensemble du recueil grâce à sa plume torrentueuse !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, y a pas à dire, de Kérangal, c'est un style, et du coup, c'est toujours bien, même quand c'est un peu "moins bon"... moi j'ai beaucoup aimé Mustang, dont la lecture a instantanément fait naître des images très précises, représentatives de ces "clichés" qu'elle dépeint..

      Supprimer
  8. J'avais lu à l'époque Réparer les vivants, et franchement, je n'avais pas été convaincue. Je ne m'y repenche pas, trop de choses me font envie! ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah si c'est à l'écriture que tu n'as pas accroché, je ne tenterai pas de te convaincre de persévérer... s'il y a une autrice dont le style est singulier et une marque de fabrique, c'est bien elle (quoique dans ces nouvelles, l'empreinte stylistique est un peu moins marquée)..

      Supprimer
  9. C'est vrai que la forme est belle mais c'est une auteure qui n'arrive pas à me retenir !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je comprends, vraiment, j'admets que c'est un style particulier, auquel il peut être difficile d'adhérer..

      Supprimer
  10. J'ai eu un coup de coeur pour Réparer les vivants, il faudrait que je lise autre chose de l'autrice. Le recueil de nouvelles, ça passe ou ça casse avec moi mais j'aime son style d'écriture donc pourquoi pas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et si tu as aimé "Réparer les vivants", tu peux aussi te lancer sans crainte dans ses autres romans, notamment "Naissance d'un pont", qui est excellent !

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.