"Le K ne se prononce pas" - Souvankham Thammavongsa
"Raymond, ce que tu cuisines au centre commercial, je peux dégueuler mieux."
Quant au présent, c'est l’entassement dans des logements trop petits, la pauvreté et la débrouille -on cuisine ce que jette le boucher-, les boulots pénibles et mal payés de manœuvres ou d’ouvriers, (dans "Paris", pour les filles, le choix du lieu de travail se limite à l’abattoir ou la "maison aux nichons"), ceux qui laissent de la terre sous les ongles ou du sang sur les tabliers.
C’est l’intranquillité et un sentiment d’illégitimité permanents, comme le révèle de manière poignante ce père qui intime à ses enfants de ne surtout pas appeler le 911 en cas de problème lors de ses absences, et leur donne une hache avec laquelle ils sont censés se défendre contre d’éventuels agresseurs.
C’est la honte, que provoque la conscience de sa vulnérabilité et de sa différence, et qui pousse à vouloir gommer tout ce qui pourrait rappeler son statut d’étranger : on évite de dire d’où l’on vient, de parler sa langue natale, parfois jusque dans la sphère familiale, s’attachant à ce que les enfants ne parlent qu’anglais.
Certains vont jusqu’à se métamorphoser physiquement pour tenter de répondre aux canons de leur pays d’accueil, comme dans "Paris", où il est acquis que pour évoluer professionnellement, il est préférable pour les jeunes laotiennes de se faire refaire le nez, quels qu’en soient les risques.
D’autres, dont la volonté d’adhérer à la culture de leur nouveau pays pour s’y intégrer vire à l’obsession, finissent par se perdre. Ainsi la mère de la narratrice dans "Randy Travis", qui devient fan d’un chanteur de country jusqu’à la déraison, ou encore ce chauffeur d’autobus scolaire qui sous prétexte de s’adapter au mode de vie canadien, encourage la liaison qu’entretient sa femme avec son patron, ce qui leur permet de joindre les deux bouts...
Chacun puise en lui les ressources qui lui permettront de s’adapter tout en essayant de conserver son intégrité, et l’opiniâtreté et l’audace, parfois, paient. Ainsi cette jeune femme ambitieuse qui monte son salon de manucure-pédicure et y emploie son ex-boxeur de frère, dans une nouvelle au ton plaisamment enlevé qui évoque aussi les concessions -notamment à ses rêves- qu’induit la réussite.
L’autrice se place souvent du point de vue de l’enfant, qui endosse la lourde responsabilité de l’intermédiation entre ses parents et leur pays d’adoption. Emigrer, c’est en effet atterrir dans un monde où vos parents perdent leur omniscience et acquièrent une forme de fragilité, et où les rôles sont inversés : c’est l’enfant qui apprend à son père et sa mère leur nouvelle langue, qui les guide dans l’apprentissage de nouveaux codes qu’ils ne maîtrisent pas. L’enfant même souvent les protège, les ménage, les laissant dans l’ignorance des vexations subies, des subtilités langagières qu’ils ne comprennent pas et dissimulent parfois des injures ou du mépris.
Ce déchirement entre deux mondes peut aussi creuser un fossé intergénérationnel qu’entretiennent le manque de références communes et l’incompréhension entre des enfants imprégnés de la culture occidentale dans laquelle ils ont grandi et des parents considérés comme incultes et inadaptés. La nouvelle au titre évocateur "Tu me fous la honte" en montre un exemple extrême, en mettant en scène une mère obligée de se dissimuler pour espionner sa fille et s’assurer qu’elle va bien, cette dernière l’ayant littéralement reniée.
Pour autant, en dépit des souffrances, de la dureté, de l’exclusion qui compliquent l’existence de l’exilé, "Le K ne se prononce pas" n’est pas un recueil désespéré. D’une part parce que la combativité, l’affection que se portent généralement les familles et la solidarité y sont aussi présentes, et d’autre part parce que Souvankham Thammavongsa prend souvent le parti de l’humour pour nous conter ses anecdotes inspirées du quotidien, évoquant l’auto-dérision avec laquelle ses personnages rient des mésaventures que leur vaut leur manque de maîtrise de la langue, ou la manière facétieuse dont un père initie ses enfants au rituel d’Halloween en le colorant d’un apport personnel inspiré de leurs propres coutumes, une façon d’illustrer la richesse que permet le mélange des cultures.
Ses textes, portés par une écriture alerte, spontanée, qui parfois se fait même crue, dégagent par ailleurs une grande énergie. On oscille ainsi entre rire et tristesse dans cet univers que Souvankham Thammavongsa parvient à rendre à la fois familier et dépaysant.
Un recueil de nouvelles qui pourrait m'intéresser. Même si on essaie de l'imaginer, on ne mesure pas l'ampleur des efforts que doivent fournir toutes ces populations déracinées.
RépondreSupprimerEn captant des situations diverses du quotidien, l'autrice rend en partie compte de ces difficultés de manière concrète. J'espère que tu te laisseras tenter, c'est vraiment un excellent recueil.
SupprimerJe le note, le thème m'intéresse et le fait que ce soit des nouvelles ajoute à ma curiosité !
RépondreSupprimerIl devrait te plaire, il y a une vraie habileté dans la manière dont l'autrice évoque les difficultés du quotidien de ses personnages tout en laissant au lecteur cette impression de "presque légèreté"..
SupprimerJe l'ai lu l'année passée, suite aux conseils de Marie-Claude et j'avais beaucoup aimé. Je reviens bientôt avec un recueil qui lui ressemble un peu quelque part, mais qui parle des Cambodgiens aux Etats-Unis.
RépondreSupprimerAh, j'attends tes nouvelles du Cambodge avec impatience, c'est une contrée que je ne connais pas du tout, en littérature et j'en suis très curieuse...
SupprimerBeaucoup aimé ce livre, lu il y a quelques mois. Ravie de découvrir ton billet.
RépondreSupprimerIl a fait sur les blogs un joli chemin, je ne suis guère surprise qu'il t'ait plu.
Supprimertiens, ces LC sont l'occasion d'avoir des billets différents (mais plutôt conquis dans ce cas ci)
RépondreSupprimerC'est un recueil qui fait l'unanimité, de ce que j'ai pu voir en tous cas.. je suis sûre qu'il te plairait !
Supprimerje l'ai lu aussi, il y a quelques mois. En dépit du thème abordé, il y a beaucoup de tendresse et d'humour dans ses nouvelles.
RépondreSupprimerNous sommes bien d'accord ! Au passage, bienvenue ici, je suis allée faire un tour du côté de chez toi, j'y reviendrai !
SupprimerMerci ! ça fait un petit moment que je flâne incognito chez plusieurs d'entre vous.
SupprimerJ'ai du mal avec les nouvelles mais le billet de Marie-Claude m'avait fait forte impression l'année dernière. Tu en rajoutes une couche!
RépondreSupprimerIl faut essayer, c'est en plus un recueil assez court, qui se lit avec plaisir, vraiment.
SupprimerSuper ton billet plus détaillé que le mien ! Ça m'a permis de revivre ces nouvelles et me remémorer leur esprit. Il y en a une d'ailleurs dont tu parles, "Paris", et dont je n'ai pas compris le titre. Je pensais que ça aurait rapport avec Paris.^^ En tout cas, c'était vraiment une belle découverte et je ne serai pas contre relire cette auteure à l'occasion. Idéalement en roman mais je n'ai pas l'impression que ce soit son genre de prédilection.
RépondreSupprimerPlus détaillé, je ne sais pas, je trouve que nos deux chroniques se ressemblent beaucoup en tous cas, et je suis ravie de cette LC; Pour Paris, je ne sais plus si j'avais compris le choix du titre !
SupprimerEt j'ignore tout de ses autres titres, mais je vais y regarder de plus près....
J'ai lu plusieurs livres sur l'exil, je note donc celui-là !
RépondreSupprimerEt je suis sûre qu'il te plaira !
SupprimerČa m’a l’air très intéressant, je vais le noter.
RépondreSupprimerOui, intéressant mais aussi très plaisant, la plume de l'autrice est alerte, et j'ai trouvé qu'elle parvenait à trouver un bel équilibre entre profondeur et humour.
SupprimerJe l'avais aussi remarqué chez Marie-Claude... et donc noté !
RépondreSupprimerJe confirme que c'est à lire, comme tu l'auras compris ! Le mélange de tendresse et d'humour pour traiter ce sujet au départ plutôt triste en fait une lecture à la fois touchante et divertissante.
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