"Ohio" - Stephen Markley
"Ils n'avaient jamais prévu qu'ils deviendraient vieux, malades, tristes ou morts".
"Ohio", c’est aussi le roman d’une convergence, celle de quatre personnages qui reviennent tous après dix ans d’absence, et pour une raison différente, dans leur ville natale de New Canaan, Ohio. Une bourgade de taille moyenne, a priori ni meilleure ni pire qu’une autre ; elle s’en est après tout économiquement mieux sortie que d’autres bleds, en ouvrant au milieu des années 80 deux sites de production industriels. Mais la délocalisation est entretemps passée par là, et pas mal de ses habitants sont dorénavant à fond de cale, plombés par une misère sociale et culturelle qui leur ferme toute perspective. On est là dans l’Amérique sensible aux théories du complot, qui a vu bondir le nombre de conduites en état d'ivresse, de grossesses précoces, de tapages nocturnes, de suicides et d'agressions. Une Amérique où l’on tente de digérer les regrets de sa jeunesse perdue à coups d’Oxycontin, qui peine à suivre les aspirations progressistes d’une nation en plein bouleversement démographique.
Si Bill Ashcraft y revient, c’est pour y transporter, en échange de quelques liasses de billets, un paquet dont il ignore le contenu. Dès ses années lycée, perpétuellement à contre-courant des idées générales, ennemi du patriotisme aveugle et du nationalisme décérébré, méprisant envers les psychoses collectives à l’origine des guerres impérialistes, il a toujours choqué. A 28 ans, après avoir erré à travers le monde et renforcé ses convictions au spectacle des "saloperies perpétrées par les américains", il est plus que jamais cynique et désabusé. Il est seul aussi, n’ayant plus de contact avec ses parents, exaspérant ses proches par ses prises de positions conflictuelles et pontifiantes. Looser arrogant, auquel on ne peut dénier une sorte de superbe, c’est un personnage aussi insupportable que touchant.
Après lui, nous suivrons Stacey Moore, déchirée entre son éducation puritaine et son homosexualité, qui revient en quête d’indice sur la disparition d’une ex-petite amie qu’elle n’a jamais pu oublier, qui a pris un aller simple pour l’autre bout du monde sans donner de nouvelles ; Dan Eaton, garçon appliqué et "trop gentil pour son bien", vétéran de la guerre en Irak où il a perdu un œil, qui veut retrouver son premier amour. Tina Ross enfin, clôt le quatuor. L’ex-plus belle fille du lycée de New Canaan a perdu ses charmes. Son retour est motivé par une soif de vengeance dont l’origine et la réalisation finissent de nouer les liens d’une intrigue qui ne dévoile ainsi le détail de ses connexions que dans son ultime partie.
Et puis il y a tous ceux qui, évoqués à travers les souvenirs des quatre protagonistes pré-cités, participent aussi de l’élaboration de cette fresque moderne que construit astucieusement et patiemment Stephen Markley. Ainsi Rink Brinklan, décédé en Irak, dont les obsèques constituent l’entame de l’intrigue, "le genre de mec qu'on trouve un peu partout dans le ventre boursouflé du pays, qui enchaînent Budweiser, Kamel et nachos accoudés au comptoir comme s'il regardaient par-dessus le bord d'un gouffre, qui peut frôler la philosophie quand il parle football ou calibre de fusil, qui se dévisse le cou pour la première jolie femme mais reste fidèle à son grand amour, qui boit le plus souvent dans un rayon de 2 ou 3 km autour de son lieu de naissance". On notera qu’à son image, d’autres absents -Ben le musicien, Lisa et sa redoutable force de caractère- imposent leur empreinte de manière tout aussi -voire plus- prégnante que certains présents.
"Ohio" est un roman très riche, très dense, qui fait la part belle à la dualité et à la complexité de ses personnages. C’est aussi un roman profondément mélancolique, hanté par l’amère prise de conscience de la pourriture et de la violence du monde, de l’iniquité et la barbarie d’un système qui basé sur le profit, mène à l’exploitation des plus faibles et au désastre écologique.
Je suis beaucoup moins enthousiaste que toi, mais c'était malgré tout intéressant pour mieux comprendre les Etats-Unis d'aujourd'hui. Merci pour cette lecture commune !
RépondreSupprimerMerci à toi pour ta persévérance, cela n'a pas dû être évident, compte tenu de la densité de ce titre ... J'ai personnellement accroché tout de suite, c'est le genre de style et de contexte qui me parlent.
SupprimerTu es enthousiaste, et j'avoue que ce genre de romans m plait bien en général!
RépondreSupprimerDe mémoire, l'année de sa sortie, ce titre s'est retrouvé propulsé dans de nombreux bilans en tant que coup de cœur, mais je ne retrouve depuis ma lecture que des avis tièdes voire carrément froids, à son sujet... je ne sais pas si tu as lu Franzen, mais il m'y a fait penser, notamment par sa densité, ses thématiques, sa technique narrative.
SupprimerJe suis complétement immergée dans De sang froid, de Truman Capote. Ce n'est pas tout à fait la même Amérique, mais c'est bien noir aussi ... Je pense que je vais prendre une autre destination après, même si je note ton avis, qui me tente, comme souvent ..
RépondreSupprimerAh, "De sang-froid" est l'un des rares titres que je me suis promis de relire (j'en ai tout oublié) : il a récemment rejoint mes étagères. Et je comprends le besoin de varier, après Ohio, je suis personnellement partie vers l'imaginaire !
SupprimerIl est à la bibli, je vais sans doute tenter le coup
RépondreSupprimerC'est une très sage décision : il est dense, cela te permettra de le "tester" sans engagement !
SupprimerJe sens que ce roman devrait me séduire, comme tu l'as été... mais bon, je ne manque pas de romans américains dans ma PAL !
RépondreSupprimerJe n'en doute pas, et c'est vrai que l'on retrouve dans celui-là les thématiques qu'abordent pas mal d'auteurs américains contemporains.. à garder quand même dans un coin de l'esprit, pour plus tard !
Supprimerc'est le livre qui a provoqué mon énorme panne de lecture de la fin 2020.. du coup je ne lis pas ta critique de peur de revivre la même chose (bon j'ai connu une belle panne de lecture de 3 semaines en mai donc ...)
RépondreSupprimerQuand tu dis qu'il a provoqué une panne de lecture, cela signifie que tu ne l'as pas aimé au point d'être temporairement dégoûtée de la lecture ou qu'au contraire, il t'a tellement emballée que ne savais plus quoi lire ensuite ?
SupprimerIl me semble que Le Caribou en avait fait un coup de cœur, mais je n'ai pas retrouvé de billet sur son blog...
Cela m'a l'air d'être en effet un très bon roman !
RépondreSupprimerJe l'ai personnellement trouvé excellent, j'ai aimé sa densité, son amère lucidité..
SupprimerJ'ai eu un mal fou à entrer dans ce roman dont les retours élogieux me faisaient pourtant envie. A cause de ce début poussif, j'en suis ressorti avec un sentiment mitigé.
RépondreSupprimerOui, j'ai (re)lu ton billet suite à ma lecture: je cherchais les avis qui m'avaient convaincue,mais ne suis tombée que sur des lecteurs plutôt déçus...
SupprimerQuand je lis ta chronique je me dis que c'est le type de roman qui devrait me plaire... mais pas maintenant. On peut facilement passer à coté d'un livre, juste parce qu'on ne le lis pas au bon moment. Là, il me faut un peu plus de légèreté. J'ajoute donc à la liste des idées de lecture
RépondreSupprimerTu as raison : il fait en effet partie de ces titres quel'on appréciera différemment selon le moment auquel on le lit, j'en suis persuadée. Sa densité, sa construction narrative nécessitent une certaine concentration et parfois un peu de persévérance..
Supprimerje sais que pour aller vers ce genre de roman il faut du courage , je ne sais pas si je vais le trouver. aller vers un pays qui va mal et qui pourtant domine le monde j'ai parfois du mal à m'y mettre une fois que je susi dans la lecture j'apprécie en général la clairvoyance des écrivains nord-américains.
RépondreSupprimerDe la clairvoyance et aussi pas mal d'amertume, ici, et comme toi, c'est un des aspects de cette littérature qui me fait y revenir.
SupprimerJ'ai loupé plusieurs billets, je ne comprends pas pourquoi... Bref ! Comme Autist Reading, j'ai eu un mal fou à entrer dans ce bouquin et du coup je ne l'ai pas vraiment apprécié. D'ailleurs, je l'ai évoqué dans un billet regroupant plusieurs livres...
RépondreSupprimerOui, je m'en souviens d'autant plus que je suis retournée lire ton billet après avoir écrit le mien. Ce titre m'a personnellement beaucoup fait penser à Franzen, que j'aime beaucoup..
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