LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Tous, sauf moi" - Francesca Melandri

"Migrer est un geste total mais aussi très simple : quand un être vivant ne peut survivre dans un endroit, où il meurt où il s'en va."

C’est la confrontation entre deux mondes qui ont bien plus d’imbrications que beaucoup ne voudraient l’admettre. Nous découvrons les liens qui les unissent en même temps qu’Ilaria, que l’apparition soudaine sur son palier d’un jeune homme noir prétendant être son neveu amène à se plonger dans un pan tabou du passé italien, ainsi que celui de son père, Attilio Profeti. Ce dernier aura quelques difficultés à confirmer ou expliciter sa filiation avec ce jeune éthiopien (dont il serait le grand-père) : si, conformément à la promesse qu’il s’est fait à ses 9 ans face au cadavre de sa grand-mère il s’obstine, presque centenaire, à ne pas mourir, son esprit quant à lui divague.

C’est donc par un autre biais qu’Ilaria s’instruit sur la sombre Histoire de son pays, d’abord en écoutant le jeune homme lui raconter son histoire, celle d’un exil clandestin, motivé par sa volonté de survivre en fuyant un pays où la corruption et la dictature, après lui avoir valu un long séjour en prison, le promettaient à une mort quasi-certaine. Celle, aussi, d’un passé marqué par l’occupation italienne en Ethiopie (1936-1941), qu’occultent les manuels scolaires, et à propos de laquelle la société italienne entretient une insistante cécité. L’ampleur des atrocités alors commises (déportations de populations, viols, prostitution forcée de fillettes au profit d’officiers supérieurs, assassinats de masse) s’accompagna d’une politique de ségrégation visant entre autres à interdire le métissage, que la cohabitation entre colons ou militaires italiens et population locale faisait craindre aux autorités soucieuses de défendre la pureté de la race italienne.

Au-delà de la découverte de l’histoire nationale, c’est aussi le passé paternel que creuse Ilaria, consultant des archives, lisant de vieilles correspondances. Des incursions dans le passé nous révèle toute l’ambiguïté du charismatique Attilio Profeti, engagé volontaire dans les chemises noires à la fin des années 30, alors auteur d’un manifeste raciste, ce dont il s’est bien gardé de se vanter auprès de sa famille. Au contraire, il s’est toujours fait vaguement passer pour un résistant, mais cet homme qui a de longues années durant mené une double vie, entretenant parallèlement deux familles -sans compter celle qu’il avait laissé en Ethiopie- n’en était pas à un mensonge près. Il faut dire qu’Attilio a toujours bénéficié d’une chance surnaturelle, presque scandaleuse, s’accompagnant d’un puissant charisme, d’une élégance et d’une nonchalance naturelles lui attirant une bienveillante admiration et une confiance qu’il était inconsciemment persuadé de mériter. Il a par ailleurs toujours refusé l'utilisation de la force ou de la violence, ceci dit plus par élégance que par véritable éthique. Mais cela lui a permis de n’être jamais vraiment mouillé dans le pire, de survoler, en quelque sorte, l’immonde tout en gardant une certaine distance. Tout comme, bien que faisant officiellement partie d’une classe dirigeante corrompue qui n’échappera pas à la broyeuse de la magistrature, il n’a finalement eu à son actif, en tant que pion de moyenne envergure, qu’une condamnation avec sursis.

En prenant peu à peu conscience de ce qui s’est joué lors de l’occupation italienne en Ethiopie, et de la possible participation de son père à cette ignominie, Ilaria en vient à s’interroger sur la responsabilité de chacun -et donc la sienne- sur la manière dont les atrocités commises par les nations sont occultées, mais aussi sur ce que la richesse des nations occidentales doit à l’exploitation -passée ou présente- des pays pauvres. Elle-même se sent viscéralement de gauche et mène sa vie en équilibre précaire sur une corde tendue entre ses origines et sa détermination à ne pas se laisser conditionner par elle. Elle a pour amant un ami d’enfance proche de Berlusconi, avec lequel elle sait n’avoir aucun avenir commun. Elle vit dans un quartier populaire et cosmopolite, mais dans un appartement acheté par son père, et ses préoccupations sont finalement bien éloignées de celles de ce jeune homme apparu à sa porte ou de ses semblables, dont les malheurs émeuvent le monde, avant qu’il s’indigne pour d'autres causes, le temps d'un reportage.

"Le parfum du privilège est comme la salle odeur de pauvreté : on a beau se laver les mains, il ne partira jamais."

La posture des citoyens des pays riches revient ainsi à un tacite assentiment au cynisme dont font preuve leurs états. L’Italie, gouvernée par un réseau d’intérêts et de privilèges, n’en a d’ailleurs pas fini de s’enrichir sur le dos de ceux qu’elle refoule avec d’autant plus de sévérité depuis l’accès au pouvoir de Berlusconi, et l'absurde inhumanité de sa politique migratoire.

Le roman de Francesca Melandri, dense, au rythme lent, navigue ainsi entre divers lieux et diverses époques, tourne autour de plusieurs personnages, le tout cimenté par une impeccable maitrise narrative, et porté par une écriture au grand pouvoir immersif. 

La multiplicité des points de vue lui permet d’illustrer les connexions d’une part entre passé et présent, et d’autre part entre ces zones géographiques du monde a priori éloignées mais qu’un épisode d’histoire commune relie, avec des répercussions sur du long terme.

Brillant.



C'est un pavé : 640 pages en format poche chez FOLIO.


Petit Bac 2022, catégorie PONCTUATION

Commentaires

  1. Le côté pavé me retient pour ce roman, j'ai peur de ne pas accrocher. Je n'ai encore rien lu de l'autrice.

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    1. Il m'effrayait un peu et il est, c'est vrai, assez dense (car écrit petit et avec peu de dialogues) mais on est facilement emporté par l'écriture et vraiment il est passionnant..

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  2. Je l'avais en tête à l'époque, et puis et puis... Belle participation au pavé de l'été!

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    1. A re-noter alors, il vaut vraiment le coup, et c'est l'occasion de découvrir un pan d'histoire dont on parle peu.

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  3. Un roman noir de Lucarelli, La huitième vibration, m'avait marqué parce qu'il se situait dans ce temps de la colonisation de l'Ethiopie par l'Italie. La violence du propos était prégnante, et comme j'ignorais beaucoup de choses de cette période historique, j'avais été très intéressée. Et donc, je note le titre que tu présentes. Mais j'ai déjà des pavés pour cet été ! Il attendra ....

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    1. J'avais acheté un titre de Lucarelli ("Le temps des hyènes" je crois) puis je crois que c'est Jean-Marc qui m'a conseillé de lire avant Albergue Italia, dans lequel on fait connaissance avec certains des personnages repris dans "Le temps des hyènes". Depuis (ça doit bien faire 4 ans), j'attends que le 1er opus sorte en poche....
      Cette période de l'histoire italo-éthiopienne, courte mais avec des répercussions durables, est d'autant plus intéressante qu'elle me semble en effet très peu connue, y compris en Italie, comme nous le fait comprendre ce roman.
      Garde-le en tête pour plus tard, il est vraiment excellent.

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  4. Brillant oui c'est bien le mot j'ai aimé les trois romans de F Melandri traduits mais celui ci est le plus abouti et le sujet est vaste j'ai tout aimé : les personnages, l'écriture la trame romanesque c'est vraiment puissant et passionnant

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    1. Nous sommes bien d'accord ! Je vais me pencher sur le reste de la bibliographie de cette autrice..

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  5. Ah, mais c'est que je pourrais mettre exactement le même commentaire que pour ton pavé précédent, car c'est encore une belle bête et une découverte pour moi !

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    1. Un coup de cœur, en ce qui me concerne : c'est un roman passionnant, intelligent et dense tout en étant accessible, qui nous fait découvrir un terrible et méconnu pan d'Histoire..

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  6. un gros coup de coeur à sa sortie, j'avais eu la chance de rencontrer l'auteure passionnante. As-tu lu ses autres livres?

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    1. Non, mais du coup je l'envisage : tu as un titre à me conseiller en particulier ?

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  7. j'ai lu Le temps des hyènes (sans avoir lu le précédent que j'attends aussi en Poche) et j'avais beaucoup aimé, et là j'avais découvert la présence italienne en Ethiopie et ce qui se passait. J'avais beaucoup aimé, tu peux le lire sans lire le premier je pense .. et en plus un pavé ! tu m'épates. :-)

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    1. Oui, on peut lire les Lucarelli indépendamment, mais je ne suis pas pressée (j'ai de quoi lire par ailleurs :)) donc tant qu'à faire, je les découvrirai dans l'ordre...

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  8. J'ai adoré ce roman, sa densité, les liens entre passé-présent, l'Italie contemporaine aussi. Un grand roman de Francesca Melandri et un très bon souvenir de rencontre en librairie via l'institut italien, des échanges passionnants autour du thème et de la littérature italienne. J'avais aussi beaucoup aimé son précédent " Plus haut que la mer ", tout en atmosphère, plus intimiste.

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    1. Nous nous rejoignons complètement sur la richesse de ce titre, vraiment une découverte qui restera dans mes coups de cœur de l'année... J'ai bien l'intention de continuer à la lire.

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  9. Oh comme je suis contente que tu l'aies lu et encore plus que tu dises de ce roman qu'il est brillant ! Je l'ai prêté à quelques amies qui l'ont très vite abandonné... Ça m'avait déçue... Je ne suis pas étonnée que tu aies vu dans ce roman toute sa richesse.

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    1. Sa densité demande peut-être un peu de persévérance, c'est vrai, mais je l'ai personnellement trouvé aussi intelligent que passionnant. Un grand roman.

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  10. J'ai beaucoup aimé les deux précédents romans de Francesca Melandri (Pus haut que la mer et Eva dort) peut-être moins ambitieux que celui-ci, mais vraiment très bons. J'ai commencé celui-ci il y a un an ou deux, mais n'ai eu aucune sympathie pour les personnages et l'ai abandonné provisoirement. Au vu des très bons avis, je compte reprendre au début et lui donner une deuxième chance, mais quand ?

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    1. On ne peut pas dire que ses personnages attirent la sympathie, je te rejoins sur ce point (même si je me suis attachée au personnage d'Ilaria, qui sait se remettre en question sans tomber dans l'auto flagellation), mais leur complexité et leurs travers les rendent crédibles, et intéressants. Et puis le contexte historique est passionnant, bien que très douloureux. J'espère que tu trouveras un moment pour t'y remettre !

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  11. J'avais découvert cette autrice grâce à "Eva dort", dont j'avais beaucoup apprécié le côté historique du livre. Je note bien sûr ce titre qui est une excellente idée de lecture ! Merci ! Patrice - Et si on bouquinait ?

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    1. J'espère qu'il te plaira. Je pense que oui... là aussi, le contexte historique est très présent, et passionnant.

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  12. J'ai beaucoup aimé un de ses romans et je l'avais vu présenter ce livre : c'est une romancière dont il faut que je continue à lire les romans...

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  13. Encore un qui a l'air intéressant et sur un sujet tabou de l'Histoire !

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