LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Continents à la dérive" - Russell Banks

"Comme si la destinée pouvait chérir un mec qui a cette dégaine. Dieu est censé aimer tout le monde, mais on se doute bien qu'il donne un petit coup de pouce à ceux qui ressemblent aux images publicitaires."

Bob Dubois a toujours vécu à Catamount, petite ville du New Hampshire. Réparateur de chaudières, il travaille depuis huit ans dans la même société. C’est un homme frugal, dont les amis pensent qu’il a le sens de l’humour. Il vote démocrate comme son père avant lui, va de temps en temps à la messe ; il a d’ailleurs la même foi en Dieu qu'envers les politiciens : il sait qu’il existe, mais ne compte sur lui pour rien. Il aime sa femme et ses enfants, ne boit pas pendant le service, n’a jamais subtilisé de matériel... Bref, c’est ce qu’on pourrait appeler un individu honnête et responsable. Et pourtant, tout ce que ça lui rapporte, c’est 137 dollars par semaine, tout juste de quoi les faire vivre, avec sa femme Elaine et leurs deux filles... un argent dépensé avant même de l’avoir touché. 

Attention, Bob n’est pas non plus un homme parfait. Si aller boire un verre après le travail dans un lieu où il retrouve des ouvriers comme lui, mais aussi des chômeurs et des poivrots, est un plaisir bien inoffensif, on aimerait bien savoir ce que penserait sa femme de sa liaison avec Doris, maîtresse réconfortante et peu exigeante. Mais peut-être qu’après tout elle passerait l’éponge, Elaine. Cette femme, sous ses apparences de gentillesse inaltérable et d’optimisme à tout crin, c’est un roc, et elle est attaché plus que tout à sa petite famille, ainsi que le démontrera le récit par la suite.

Arrive un moment où la médiocrité de sa vie pèse à Bob, le voilà soudain plombé par ce déterminisme social qui l’a amené au même stade que son père au même âge. Or, il a toujours trouvé son père pathétique. Son frère Eddie, lui, a réussi. Il est entrepreneur en Floride, et gagne suffisamment bien sa vie pour fréquenter des boîtes de rupins. Alors la décision est prise : les Dubois partent en Floride, Eddie est d’accord pour embaucher Bob. C’est le départ pour des jours meilleurs, sous le soleil et la houlette de ce rêve américain qui lui tend enfin les bras…

Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres de là, en Haïti, c’est aussi un exil qui se décide, forcé celui-là, mais également motivé par la promesse d’une vie meilleure. Pour avoir ramassé un jambon tombé d’un camion accidenté, un jeune homme doit fuir son pays. Il le fait en compagnie de sa jeune tante Vanise et du bébé de cette dernière. Direction la Floride, où vit déjà depuis plusieurs années le père du garçon.

Ces destinées a priori aux antipodes l’une de l’autre, que l’on suit en alternance -souffrant du calvaire subi tout au long de leur parcours par les migrants violés et exploités- finiront bien sûr par se percuter.

"Continents à la dérive" est l’histoire d’une chute, et pas seulement celle d’un homme dans la hiérarchie sociale. Car, et on le soupçonne d’emblée, le nouveau départ que Bob et sa famille partent chercher en Floride ne se concrétisera pas, du moins pas dans le sens où ils l’espéraient. Comme englués dans la médiocrité, parce que le rêve américain est en réalité un mirage, ils s’acheminent au contraire vers une précarité croissante, qui conduit à une dégradation progressive des relations au sein du couple Dubois. Mais la chute est aussi morale. Enfin, plutôt qu’une chute, c’est une révélation : les événements qui accompagnent sa nouvelle vie en Floride mettent en évidence la mesquinerie des rêves de Bob, et la fragilité de cette exemplarité dont il se convainquait à coups de petits arrangements avec sa conscience. 

Il a quitté un environnement rassurant, familier, où il avait sa place et où les gens lui ressemblaient, pour être confronté à l’intranquillité et à l’altérité, ce qui provoque chez lui des sentiments ambivalents oscillant entre crainte et fascination, et l’engage dans une démarche qui semble avoir davantage pour but de se débarrasser de lui-même que de se lier véritablement à l’autre. Comme beaucoup, il peine à distinguer le bien du mal, s’en remettant aux tabous et aux circonstances pour lui dicter sa conduite, comptant dessus pour être un "type bien". Qu’en sera-t-il lorsqu’une situation lui imposera de trancher entre ces circonstances et sa conscience ?

Il y a une dimension à la fois mélancolique et désabusée dans la manière qu’a Russell Banks de détruire nos illusions sur la capacité de son personnage à rompre avec la mécanique d’une société libérale qui définit les rapports entre individus sur le mode binaire du gagnant-perdant. Le talent de l’auteur se révèle dans sa capacité à lier l’inéluctabilité du parcours de son héros à cette osmose d’empathie et de lucidité qui lui permet d’éviter tout manichéisme.

Toutefois, si j’ai apprécié l’intrigue et le traitement du personnage principal -qui m’a tout de même bien moins touché que le Wade Whitehouse d’Affliction-, j’avoue avoir été gênée par un style qui m’a parfois paru poussif, voire maladroit… est-ce dû au fait qu’il s’agit là d’un des premiers titres de l’auteur ?


D'autres titres pour découvrir Russell Banks :
Et c'est un pavé : 577 pages au format poche (éditions Babel du 15/03/2000 : c'est celle dans laquelle je l'ai lue, bien que n'en ayant pas choisi la couverture, que je trouve particulièrement laide, pour illustrer mon billet) :


Cette lecture s'inscrit par ailleurs dans le cadre du Mois Américain chez Pativore et The Cannibal Lecteur.

Commentaires

  1. Russell Banks fait partie de mes écrivains préférés (même si ça fait longtemps que je n'ai pas lu un de ses livres). J'ai commencé avec "De beaux lendemains" (une claque) puis "Sous le règne" de Bone, "La Réserve",... après, je ne me souviens plus. J'ai vu qu'il vient de sortir un nouveau livre : "Oh, Canada" qui est dans ma liste à lire.

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    1. "Sous le règne de Bone" est sur ma pile (ainsi que "Pourfendeur de nuages", qui m'effraie un peu par son épaisseur), et je n'ai pas lu "La réserve" mais ça viendra. Et en effet, il est de cette rentrée littéraire automnale 2022.. c'est un incontournable de la littérature américaine !

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  2. Je ne me précipiterai donc pas vers ce titre mais plutôt vers De beaux lendemains... ou son dernier pourquoi pas... si je n'arrive pas à me raisonner lorsque j'irai au festival America.

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    1. Oh oui, "De beaux lendemains" est vraiment très bon, j'ai vu d'ailleurs que tu avais lu le billet de Patrice sur ce titre paru aujourd'hui.

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  3. Je n'ai pas relu Russell Banks depuis "de beaux lendemains". Je ne suis pas trop attirée par celui d'aujourd'hui.

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    1. Il y a du choix parmi ses autres titres : Affliction, American Darling, Lointain souvenir de la peau sont très très bons, et il y en surement d'autres que je n'ai pas encore lus !

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  4. Je garde un mauvais souvenir de mon essai avec cet auteur et je ne suis pas sûre de retenter l'expérience !

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  5. L'un de mes auteurs favoris. Celui-là, je l'ai lu l'année dernière et ce fut mon coup de cœur de l'année. J'ai adhéré comme à presque tous les autres Banks (bon, je n'ai pas non plus lu Affliction)

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    1. Pareil pour moi, j'y reviens régulièrement... nous divergeons juste sur celui-là, qui n'a pas été un coup de cœur pour moi, mais cela ne m'empêchera de relire Banks dès que possible !

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  6. Tu as lu tous ces titres ? On me l'a conseillé, je verrai...

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    1. Oui, si tu cliques dessus, tu accèdes aux billets correspondants. On a bien fait de te le conseiller, vraiment.

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  7. Coucou, je viens de prendre le lien, merci de ta participation au mois Américain, en solitaire, qui ne l'est plus ! PTDR

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  8. Un auteur vers lequel j'aime moi aussi revenir ... De beaux lendemains fut une claque, mais aussi La réserve ... Et Affliction ( une lecture commune). Il y a dans ces textes une profonde mélancolie, une intranquilité comme tu le dis qui en fait la force singulière. J'ai eu la chance de l'entendre au festival Etonnants voyageurs il y a de cela des années, ce type est d'une lucidité à couper au couteau.

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    1. Oui, on se rejoint totalement à son sujet, qu'il s'agisse de la qualité de son œuvre ou du regard qu'il porte sur le monde... j'avais déjà noté me semble-t-il que tu recommandes La réserve, je sais donc ce qu'il me reste à faire !

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  9. Il est dans ma pile à lire, mais ce pavé ne sera pas pour 2022, ou alors hors sison pour le pavé de l'été !

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    1. Il se lit rapidement malgré son nombre de pages, l'écriture de Banks est fluide (bien qu'ici un peu moins maîtrisée que dans d'autres titres, comme je l'évoque en fin de billet).

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  10. De l'auteur, je n'ai lu que "La Réserve", que j'avais apprécié ... mais apparemment c'est un roman de l'auteur plutôt atypique. Parmi les autres, lequel serait à ton avis susceptible de me convenir (ou bien lequel as-tu préféré ?) ?

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    1. Affliction et De beaux lendemains, sans hésiter ! C'est bien de commencer par ce dernier, plus court.

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  11. Je suis un grand amateur de littérature américaine, pourtant de tous les cadors reconnus, Russel Banks n’est pas de ceux que je préfère. Ce qu’il écrit est bien mais quelque chose me manque dans ces bouquins, je ne sais pas quoi exactement…

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    1. Ah, ça ne se commande pas... je suis personnellement très sensible à sa manière de traiter ses personnages, et à sa "musique" mélancolique.

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  12. Oui, c'est un vrai hasard que l'on chronique Russel Banks en même temps. Malgré tes réserves, ce titre me tente bien, j'éprouve une vrai curiosité à suivre les aventures de Bob. C'était une première fois pour moi avec Russel Banks mais sûrement pas la dernière !

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    1. Il est plutôt agréable à lire, donc tu peux tenter, mais en matière d'histoire de "chute", Affliction est à mon avis bien au-dessus !

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  13. Je viens de finir Oh Canada, le dernier titre de Russel Banks, et on m'a conseillé celui-ci pour approfondir la découverte de l'auteur, mais je me tournerai peut-être plutôt vers l'un des autres que tu cites !

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    1. J'ai lu ton billet sur Oh Canada, que je lirai quand il sortira en poche. Et oui, même si ce titre n'est pas "mauvais", je trouve que Russell Banks a fait bien mieux, notamment avec Affliction, qui est aussi le récit d'une chute, et que j'ai trouvé bien plus fort, avec un personnage plus torturé et plus attachant..

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