"La cavale du Dr Destouches"- Christophe Malavoy & Paul et Gaëtan Brizzi

"Oh maintenant, compromis à fond... Ennazifiés jusqu'à la glotte... Et alors ?... Faut jamais se montrer difficile sur les moyens de se sauver de l'étripade…"

En octobre, Moka nous invitait, dans le cadre de la sixième édition des Classiques fantastiques, à se pencher sur la vie de château. Sortir de mes étagères où il dormait depuis des années, le roman de Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, était donc une évidence. Mais après cinquante pages d’une lecture rendue pénible par l’aigreur hargneuse et redondante qui caractérise le texte, j’ai jeté l’éponge. Je me suis alors souvenue d’une adaptation graphique acquise il y a quelques années... Plus précisément, "La cavale du Dr Destouches" s’inspire librement de la trilogie célinienne qui regroupe, en plus de D’un château l’autre, Nord et Rigodon.

1944. Les troupes américaines progressent inéluctablement vers Paris, régulièrement bombardé par la RAF. Ça sent le roussi pour l’occupant et ses sympathisants. Parmi ces derniers, notre Dr Destouches, qui ne compte plus les lettres de menaces et d’insultes que lui vaut son positionnement pour le moins ambigu pendant l’Occupation. Il est temps de quitter la capitale, avant que "ceux qui veulent sa peau le repassent aux arènes, le dépècent en public". Tous trois munis d’un passeport en bonne et due forme fourni par une relation bien placée, Céline, sa femme Lucette et leur chat Bébert prennent la fuite, bientôt rejoints par l’acteur Robert Le Vigan, dit La Vigue, ami du couple et collaborateur notoire, qui vient de quitter le tournage des Enfants du paradis. C’est le début d’une cavale qui les emmène de Baden-Baden à Berlin, puis à Sigmaringen, dont le château, curieux assemblage de pastiches de différents styles, héberge le gouvernement de Vichy en exil.

Ils croisent à l’occasion de leur fuite nazis décomplexés et dignitaires pervers, dont certains se livrent à d’ignobles débauches. C’est un univers sombre et sordide, implanté dans un décor de faste que le contexte rend décadent. Le dessin, en noir et blanc, se mue subtilement pour coller au propos, se fait tantôt réaliste, tantôt caricatural pour accentuer la dimension aussi hideuse que grotesque de certains protagonistes, voire fantasmagorique. 


Les épisodes de cette débandade laissent parfois la place à un Céline narrateur, en un temps qui leur est ultérieur. L’écrivain, vieilli et négligé, ajoute alors certains commentaires à son récit, qui témoignent de sa volonté de donner sa version des faits, de s’expliquer, et ces allers-retours rendent l’intrigue parfois un peu confuse. Il y apporte sa vision pessimiste du monde, son dégoût d’une humanité méprisable et pathétique. Acrimonieux et grossier, il suscite peu de sympathie. L’ouvrage s’attache toutefois à mettre en avant l’ambiguïté de ce Dr Destouches capable d’une surprenante compassion en soignant des pauvres, des clandestins ou des déserteurs, signant des certificats pour dispenser du STO, ou se faisant passer lors d’un contrôle pour le proche d’une femme dont les papiers ne sont pas en règle. Céline est ici montré, plus que comme un salaud, comme un opportuniste qui ne pense qu’à sauver sa peau, un homme qui ne se soumet à aucune morale si ce n’est la sienne.


L’objet livre est très soigné, d’un format généreux (non pas épais, mais grand), et j’ai pris beaucoup de plaisir à en découvrir le dessin précis et expressif. Le texte, fidèle au ton célinien, est féroce et cynique, empreint d’une énergie due à la dimension populaire, voire crue, du parler du héros. Je suis en revanche un peu restée sur ma faim quant au contenu, sans en être surprise : condenser trois romans en moins de cent pages contraint à certains raccourcis susceptibles de laisser au lecteur un sentiment de superficialité.


Louis-Ferdinand Céline sur le blog : Voyage au bout de la nuit - Mort à crédit


Commentaires

  1. Heu... Même s'i y a un chat, je vais en rester là. ^_^

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    1. C'est franchement glauque, à vrai dire...

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  2. Je déteste Céline, l'homme comme l'écriture et je n'ai jamais pu lire plus de 10 pages du fameux voyage...

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    1. Je n'ai aucune sympathie pour l'homme non plus, mais "Le voyage" a été l'une des expériences les plus marquantes de ma vie de lectrice..

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  3. Je serais moins catégorique que les copines, ce roman graphique pourrait m'intéresser... et je ne dis pas qu'un jour je ne relirai pas Céline.

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    1. Le graphisme est très sombre mais remarquable d'expressivité.. je ne sais pas pour ma part si je relirai Céline, j'avoue avoir été un peu refroidie par ma tentative avec "D'un château l'autre".

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  4. Ça m’a l’air très intéressant surtout quand ça montre la complexité psychologique des êtres, même les plus odieux. Mais je pense que ça m’agacerait trop de lire cet ouvrage, surtout en cette période.

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    1. J'ai surtout trouvé l'ouvrage intéressant pour sa forme, très frappante. Le fond est traitée de manière à mon avis un peu trop superficielle.

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  5. Je garde en tête ma lecture éblouie et fascinée du Voyage au bout de la nuit. J'avais 17 ans ... Ce livre fut pour moi un vrai choc littéraire, un livre fondateur. Mais j'en resterai là.

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    1. 17 ans... ma première tentative de le lire remonte à peu près à cet âge, et a lamentablement échoué. Ce n'est que vers la 40aine que j'ai osé m'y réattaquer, et comme pour toi, cela a été une expérience inoubliable..

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  6. J'ai lu "voyage au bout de la nuit" il y a longtemps. Je ne connaissais pas encore très bien le personnage sinon je ne l'aurais pas lu je crois. L'histoire de la fuite et du voyage vers l'Allemagne a été rediffusé il n' y a pas longtemps à la radio, ça devait être Philippe Colin, toujours intéressant. On y abordait aussi le côté soin des pauvres à Sigmaringen. Etonnant.

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    1. J'ai écouté le podcast de Philippe Colin, c'était "La filière", c'est ça (très intéressant oui, je me souviens notamment de Colin interrogeant le fils d'un nazi en plein déni quant aux actes de son père) ? Quant à Céline, tant que ses livres ne prônent pas ses idées racistes, je n'ai aucun problème à les lire...

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  7. Je boycotte Céline depuis toujours. Concernant cet album, on voit grâce aux extraits que tu as choisis que les illustrations sont très expressives.

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    1. C'est la grande question de la distinction entre l'écrivain et son œuvre... dont la réponse relève à mon avis de chaque lecteur.

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  8. J'ai lu il y a longtemps Voyage au bout de la nuit. Je vais en rester là avec cet auteur.

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    1. Mort à crédit est aussi très bon... mais je me rends compte en lisant les commentaires que le fait que le livre chroniqué ici n'est pas de Céline semble complètement occulté ! :)

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  9. Ca m'intéresserait! mais il n'est pas à la bibli. J'ai lu D'un château l'autre. Lecture marquante!

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    1. Je ne sais pas si je retenterai de lire D'un château l'autre, dont le ton et les redondances m'ont très vite agacée... mais j'ai été très marquée par "Le voyage" et Mort à crédit.

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  10. En tous les cas, les illustrations sont magnifiques! Pas encore lu Céline mais bon...

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    1. Oui, le graphisme est remarquable et rien que pour ça, l'ouvrage mérite d'être lu.

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  11. De Céline, je n'ai lu que "que" Voyage au bout de la nuit" lorsque j'étais à la fac. Une claque. De là à me lancer dans ce titre plus âpre et féroce, je ne suis pas totalement sûre de sauter le pas, tant il faut digérer ses mots. La version BD peut effectivement se montrer une solution de repli loin d'être inintéressante pour l'apport graphique. Merci beaucoup pour ta participation !

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    1. Oui, c'est un bon compromis, même si le récit reste à mon avis assez superficiel. Mai l'objet livre, avec ses belles illustrations, vaut le détour.

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    2. Hum, clairement pas attirée, y compris par ces graphismes...

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    3. C'est un univers très sombre, glauque, où évoluent des personnages repoussants... je peux comprendre !

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  12. Céline est banni de ma bibliothèque, de ma liseuse...même si c'"est un génie de la langue française, il y a plein d'autre bouquins géniaux à découvrir

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    1. Sans doute, mais "Le voyage", c'est quand même quelque chose !

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  13. Je déteste l'auteur mais "le voyage au bout de la nuit" est pour moi un très grand livre.

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  14. Graphiquement, c'est juste wahou, mais ça a l'air spécial quand même ! Euh, le chat Bébert ? Quel nom pour un chat, haha !

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    1. C'est surtout le contexte dépeint qui est spécial (et répugnant), et oui, rien que pour son dessin, l'ouvrage mérite au moins qu'on le feuillette (ou qu'on le lise, puisqu'après tout -et c'est en partie ce que je lui reproche- il est court)... et Bébert est un nom qu'on imagine sans peine Céline donner à un chat !!

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  15. le graphisme est magnifique mais le thème me rebute totalement. Je viens de finir la lecture du dernier Philippe Sands sur Pinochet et un ancien Nazi, j'ai eu ma dose ! ;-) je n'ai pas lu Céline et malgré tout le bien que tu dis de Voyage .. pas la moindre envie, je crois que j'ai déjà trouvé mes maîtres en littérature ( très peu de français mais Octave Mirbeau en fait partie) du coup je laisse Céline aux autres ..

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    1. Ah, ce titre de Philippe Sands m'intéresse, je vois qu'il vient de paraître, je retiens en attendant sa sortie poche... pour Céline, il n'est évidemment pas obligatoire de le lire, et je peux comprendre les réticences à son sujet, même si "Le voyage.." fait partie du top 5 de mes lectures... Mirbeau est très différent, mais j'aime beaucoup aussi...

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  16. Quoique de gauche mon père était un fan de Céline. Il avait à peu près tout lu, je crois. Quant à moi je ne l'ai jamais lu et je n'en ai pas trop envie.

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    1. Comme ton père, je distingue l'homme de l'œuvre, quand cette dernière n'est pas un moyen de diffuser des idées qui me répugne....

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  17. Des Livres Rances30.10.25

    Oh j'ai lu cette BD ! Comme toi j'étais resté sur ma faim, la trouvant confuse malgré un beau graphisme. Quant à Céline, son positionnement ne fut pas du tout "ambigu" mais bien pronazi.

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    1. Oui, c'est dommage que le fond ne soit pas plus consistant et mieux structuré. Si je te rejoins sur le fait que Céline était pronazi, il m'a semblé que dans cet ouvrage, l'auteur prend le partie d'en faire un personnage trouble et de moralité discutable, plus que comme un partisan convaincu des SS.

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  18. Dommage pour le sentiment de superficialité, mais la démarche m'intéresse et j'accroche aux dessins. J'espère pouvoir l'emprunter !

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    1. Mais je recommande de le lire malgré mes bémols, rien que pour son graphisme...

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  19. J'ignorais l'existence de cette bd. Je trouve toujours très bien ces adaptations qu'on nomme "romans graphiques". Mais vraiment, en ce moment, je ne me sens pas de relire Céline...

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  20. Je me demande si cette BD ne croupit pas quelque part dans mes piles... Je ne me suis pas encore lancée dans l'aventure du Voyage au bout de la nuit, j'aimerais beaucoup la tenter.

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    1. La lecture du "Voyage..." est une expérience inoubliable...

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