LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Ce qu’il faut de nuit" - Laurent Petitmangin

"Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards."

Nous avons là un cadre digne d’un roman de Nicolas Mathieu : une bourgade de Lorraine -Villerupt- dont l’unique usine, qui en s’y installant quinze ans auparavant a attiré du sang neuf et des promesses de prospérité, n’a même eu le temps de lancer sa production. Une histoire de mauvais timing, de fonds bloqués par la crise de 2008. 

C’est là que vivent le narrateur et ses fils, cellule familiale depuis peu amputée d’une mère morte d’un long et douloureux cancer, qui tente de surmonter ce drame.

Le père s’exprime par phrases brèves, sèches, dans une langue aux accents populos. Il désigne autrui en accolant un pronom défini devant son prénom -"le" Mohammed- ou par un surnom si c’est un proche : son fils aîné c’est Fus, le plus jeune Guillou, et la mère n’est jamais évoquée que comme "la moman". C’est un brave homme, qui ne manquerait pour rien au monde les matchs de foot de son grand. Employé à la SNCF, c’est aussi un homme de convictions, fidèle à la section locale du parti socialiste dont les rangs se sont sérieusement amenuisés depuis qu’on n’y sert plus l’apéro avant les réunions. 

Mais sans doute sa bonne volonté n’a-t-elle pas suffi. Il faut dire que la longue agonie de la mère a pompé son énergie. Il a gardé le peu qui lui restait pour continuer à travailler en faisant bonne figure, trop crevé pour soutenir Fus que l’endossement précoce de nombreuses responsabilités -s’occuper de son cadet, faire le ménage- a précipité vers l’échec scolaire. Pour autant, c’est un adolescent facile, toujours de bonne humeur, qui ne rechigne jamais à la tâche. Aussi, quand il commence à fréquenter des jeunes d’extrême-droite dont il semble par ailleurs partager les convictions, le choc de l’incompréhension, de la trahison même, face à ce fils qui n’aurait pu renier plus cruellement les valeurs qu’il pensait lui avoir inculquées, pousse le père au rejet. Leur cohabitation devient froidement polie, même si pour Fus, cette divergence d’opinions ne change rien. Pour Guillou non plus d’ailleurs, qui a emprunté l’ascenseur social et suit à Paris des études dans une grande école, mais reste irrémédiablement attaché à ce frère toujours serviable et gentil.

J’attendais beaucoup de ce titre qui a cristallisé l’enthousiasme lors de sa sortie. Voilà en effet un sujet intéressant et propice à la réflexion.

J’ai repensé en le lisant au film inspiré du récit de Didier Eribon "Retour à Reims" (que je n’ai pas encore lu), où était évoquée la bascule dans l’extrême-droite d’un prolétariat plombé par un sentiment croissant de délaissement, pour qui elle a pris la place que l’obsolescence de la lutte des classes a laissé vacante. Les divergences de valeurs entre le narrateur et son fils illustrent cette rupture générationnelle dans la manière de réagir face aux injustices sociales, et le remplacement de l’engagement solidaire et politique par la peur et la quête d’un bouc-émissaire, avec toute la dimension émotionnelle et irréfléchie qu’elle suppose.

Au-delà de cette question des mécanismes qui engendre une sensibilité aux idées d’extrême-droite, il y a celle, non moins passionnante, du déchirement que cette situation provoque chez le père. Comment concilier l’idée de ce jeune facho au souvenir de l’amour d’enfant qu’il a été, et que, par certains aspects, il est toujours ? Peut-il être ici question de pardon, et si oui, dans quelles limites ?

Malheureusement, le traitement qu’apporte Laurent Petitmangin à son sujet n’a pas été à la hauteur de mes attentes. Les thèmes qu’aborde son roman n’y sont finalement qu’effleurés, peut-être en raison de sa brièveté, et parce qu’en faisant le choix de ne se placer que du côté du père, il se prive d’une profondeur d’analyse qu’aurait permis le point de vue du fils. Par ailleurs, l’évocation des relations entre le héros et ses enfants manque également d’une densité qui me les aurait sans doute rendus plus attachants et plus marquants.

Commentaires

  1. J'ai été plus captivée que toi par cette histoire. C'est vrai que le point de vue de Fus manque dans ce livre, mais j'ai trouvé que l'auteur faisait bien ressortir le côté incommunicabilité entre hommes, dans un milieu de surcroît qui n'est pas à l'aise avec les mots.

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    1. Disons que j'en attendais plus d'analyse et de profondeur, notamment sur cette bascule du jeune Fus vers les idées d'extrême-droite.

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  2. Pas trop tentée, mais Retour à Reims est déjà noté...

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  3. Je ne savais pas que le documentaire Retour à Reims, (passionnant !) était tiré d'un récit. Voilà qui m'intéresse, comme ce roman m'intéressait aussi. Je l'avais noté mais du coup, je vais modérer mon attente. La comparaison avec Nicolas Mathieu joue peut-être aussi en défaveur de ce titre de Petitmangin ?

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    1. Oui, c'est un récit d'Eric Eribon, sorti en poche qui plus est. Pour la comparaison avec N.Mathieu, tu as sans doute raison, il m'a manqué ici plus de complexité dans la manière d'aborder les personnages.

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  4. Comme Aifelle, j'ai trouvé que l'auteur rendait bien ce milieu et ces hommes incapables de se parler, sans que quoi que ce soit me manque. J'aime bien les non-dits (en littérature) et les écritures sobres.

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    1. Je crois que je m'attendais à autre chose, ce qui explique en partie ma déception...

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  5. J'ai été bien plus emballé que toi par ce roman et son traitement différent de ce qu'aurait pu en faire N. Mathieu. Je l'ai lu plus comme un roman sur la communication difficile d'un père avec son fils que comme un roman "politique" qui, à mon avis, n'est qu'un révélateur de cette incommunicabilité.

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    1. Tu n'es pas le seul : c'est l'accumulation d'avis positifs qui m'a fait noter ce titre. Peut-être ai-je tort de le rapprocher de Nicolas Mathieu (mais disons que cela s'est fait spontanément, et non de manière réfléchie) car la démarche est en effet différente ici, plus ciblée sur la relation entre les deux personnages, alors que j'attendais, je crois, plus de dimension sociologique.

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  6. je passe mon tour, mais ton analyse (à la fin) me convainc de ne pas y revenir.

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    1. Beaucoup de lecteurs ont aimé ce titre, dont je reconnais les qualités, mais je suis restée sur ma faim concernant le fond..

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  7. Pourquoi ce livre m’est-il tombé des mains au bout de 20 pages alors que tout le monde crie au chef d’œuvre ? Je vais me faire taper mais c’est du « sous Nicolas Mathieu » pour moi … je préfère lire le grand Nico ! ( Béa Comete)

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    1. Personnellement je ne te jetterai pas la pierre, n'ayant pas non plus été complètement convaincue par ce titre...

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  8. Je suis d'accord avec tout ton billet à l'exception du dernier paragraphe (qui m'aurait surprise d'ailleurs si tu ne m'avais pas écrit au préalable avoir eté déçu, tant le début de ta chronique est bon). Ceci dit, je comprends ce manque d'analyse politique ou idéologique que tu as ressenti même si j'ai trouvé le destin et les réactions de ce père très authentiques et d'autant plus touchantes.

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    1. Et je confirme, ça commençait bien, j'ai d'abord aimé l'écriture, et l'idée de départ... peut-être en attendais-je trop quant au traitement du fond, et peut-être que la comparaison avec Nicolas Mathieu lui a porté préjudice...

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