LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Frankenstein" - Mary Shelley

"Plus heureux est l’homme qui imagine que sa ville natale est le pivot de l’univers, que celui qui aspire à devenir plus grand que sa nature".

L’histoire même de la genèse de "Frankenstein" pourrait faire l’objet d’une fiction.

Imaginez… Début du XIXème siècle...
Une villa au bord du lac Léman, dans laquelle une pluie incessante retient les hôtes -1816 sera d’ailleurs désignée comme l'année sans été. Et quels hôtes ! Nous avons là un écrivain italo-anglais qui popularisera le thème du vampirisme dans la littérature ; un Lord Byron qui se remet difficilement du divorce qui, compte tenu des rumeurs sur ses pratiques incestueuses et homosexuelles, a été prononcé à ses dépens ; Claire Clairmont, admiratrice et amoureuse dudit Lord, de qui elle est parvenue à tomber enceinte ; Shelley enfin, l'un des plus grands poètes romantiques britanniques, qui vient pour la deuxième fois de prendre la fuite avec une jeune fille de 16 ans -lui-même en a 24- : Mary Godwin. Pour tuer le temps, Byron propose à ses invités d'écrire chacun une "histoire de fantôme".

Il en naitra entre autres "Frankenstein", écrit à cette occasion par celle qui deviendra Mary Shelley.

Le roman est bâti selon le principe des poupées gigognes, les récits s’enchâssant les uns dans les autres pour nous amener peu à peu au cœur du sujet. Cela débute sur un mode épistolaire, avec la correspondance par laquelle un londonien relate à sa sœur les étapes, depuis la Russie, de l’exploration qu’il entreprend vers le pôle Nord en quête d’un nouveau passage maritime. Lors de cette expédition, il recueille à bord un homme parcourant la banquise à traîneau, dont le délitement physique témoigne de l’épuisement ; un seul de ses chiens est par ailleurs encore vivant. Il semble pourtant acharné, quitte à le payer de sa vie, à poursuivre un but mystérieux. Alors que Frankenstein -ainsi se nomme l’inconnu- reprend quelques forces, le capitaine de l’expédition se trouve face à dilemme : malgré les conditions dangereuses que présente la poursuite du voyage pour lui-même et son équipage, il refuse de renoncer, suscitant la colère de ses hommes. Son invité se décide alors à lui raconter son histoire, afin de le prévenir du désastre qui le menace s’il continue dans cette voie.

Car Frankenstein a lui-même payé très cher sa curiosité et son inextinguible soif de découvertes. Dès son plus jeune âge, il a été fasciné par "les secrets du ciel et de la terre" et la science du vivant, obsédé par la cause ultime des mécanismes vitaux. Issu de la bourgeoisie genevoise, il a grandi dans un cocon d’affection familiale, notamment enrichi de l’amour réciproque éprouvé pour Elizabeth, sa sœur adoptive (tiens, je viens de réaliser l’éventuelle -et inconsciente- allusion à la situation de Byron ?), avec laquelle il était acquis pour tous ses proches qu’il se marierait. Sa passion pour les mystères de la génération de la vie le conduit en Allemagne, où il étudie entre autres l’anatomie et la corruption post mortem des corps, s’oubliant dans ses recherches jusqu’à frôler la démence, mais finissant par atteindre son but ultime : conférer la vie à une matière inerte.

Cette victoire est en réalité le début de son enfer.

Il est aussitôt pris de dégoût pour la créature aussi immonde qu’imposante qu’il a créée. Face à ce rejet, le monstre s’enfuit. Lorsque les chemins du monstre et de son créateur se croisent à nouveau, dans la ville natale du scientifique, le premier a assassiné l’un des proches du second. Un acte motivé par la vengeance, ainsi qu’il l’explique à Frankenstein, retraçant alors la triste épopée de son errance depuis sa fuite (souvenez-vous : les poupées gigognes).

Originellement "bienveillant, rayonnant d’amour et d’humanité", il a cherché chez le peu d’humains qu’il a rencontrés une bonté et une compassion que personne n’a voulu lui donner. Cruellement conscient de sa différence, de la monstruosité de son apparence, il a alors compris être condamné au rejet et à la solitude. Être misérable et haï, contraint de vivre caché, c’est aussi une créature torturée par la détresse existentielle suscitée par son absence de passé, par le fait d’être sorti du néant. Seul de son espèce au monde, il est privé de repère pour comprendre ce qu’il est. N’obtenant aucune pitié de la part de son créateur même, il poursuivra sans férir son entreprise de destruction vengeresse, privant Frankenstein de tout ce qui lui est cher, et lui ôtant toute possibilité d’accéder au bonheur et à la tranquillité.

D’un point de vue scientifique, l’intrigue semble peu crédible. Passons sur la méthode permettant de donner naissance au monstre, la manière dont il apprend, par ses seules observations et en trouvant opportunément dans la forêt des livres de Goethe ou de Plutarque à parler, lire, et à comprendre les enjeux relationnels et sentimentaux des êtres humains, lire, parler, prêtant déjà suffisamment à sourire.

On comprend que l’enjeu du roman est ailleurs. Il est d’abord dans la tonalité horrifique (rappelons-nous de la consigne ayant présidé à son écriture) dont le dotent la description de l’enfer vécu par le héros et l’atmosphère gothique qu’installe l’autrice à renforts d’orages nocturnes surplombant les scènes d’affrontement l’opposant à sa créature ou d’évocations d’une nature à la fois grandiose et hostile. Il est par ailleurs dans les questionnements que génère l’existence du monstre -qui suscite presque la pitié chez le lecteur, le rejet horrifié exprimé par Frankenstein appelant à l’inverse la réprobation- quant au destin auquel voue la différence, et quant aux limites éthiques à opposer à la quête toujours plus poussée de la connaissance.

Je suis ravie d’avoir enfin lu ce classique qui m’aura permis de rompre avec les images caricaturales que le cinéma m’avait laissées du monstre de Frankenstein ; j’ai eu par ailleurs le plaisir de le faire en compagnie de Marilyne, dont l’avis est ICI.

Commentaires

  1. Je ne l'ai pas lu, à vrai dire c'est un genre qui ne m'attire pas beaucoup.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu l'auras sans doute compris, c'est un titre qui ne se cantonne pas à un genre, mais qui est prétexte à des questionnements passionnants (le billet de Maryline est bien plus développé que le mien sur cet aspect).

      Supprimer
  2. Ah c'est un grand roman ! Un des premiers romans à mettre en scène la mer de Glace comme décor d'une scène assez hallucinante (et hallucinée).
    Note que la scène d'apprentissage s'inscrit dans la droite ligne du XVIIIe siècle, bonté primitive, bon sauvage, lumières naturelles, etc. Goethe était un dieu vivant à l'époque.
    Et les scènes dans le grand Nord sont aussi très puissantes. Là encore, elle innove en se servant de ces lieux comme décor à son roman.
    nathalie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour cet éclairage, qui me convainc que je manquais sans doute de cadre de référence pour apprécier pleinement ce titre et la dimension innovante que tu soulignes.

      Supprimer
  3. Un roman qu'on croit connaitre, mais qui l'a lu? ^_^

    RépondreSupprimer
  4. Idem ; j'avais aimé me séparer de ces stéréotypes que j'en avais.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, hein ? A la lecture du roman, je n'ai pas du tout imaginé le monstre (qui n'est pas Frankenstein, comme on a tendance à le croire) tel qu'il est représenté dans le film, par exemple.

      Supprimer
  5. Je l'ai lu il y a très longtemps, je n'étais pas très sûre d'aimer ce classique, et pourtant j'avais été séduite et éblouie par autant de maîtrise.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et quand on pense à l'âge de Mary Shelley lorsqu'elle l'a écrit, ça laisse rêveuse...

      Supprimer
  6. Le roman sur la genèse de Frankenstein existe : "Imposture" de Benjamin Markovits chez Bourgois.

    RépondreSupprimer
  7. Je suis très surprise de découvrir que je suis intéressée, surtout à la lecture de la "cause" du livre (qui me rappelle les charades dans Jane Eyre, qui m'ont toujours fascinée). Et le reste de ton billet me parle, surtout après ma lecture du Golem d'I.B. Singer cet été. Bref, j'ai sûrement été bien trop influencée par le Frankenstein du cinéma, même sans ne l'avoir jamais vu.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'ai pas non plus vu le film (ou plutôt LES films, car le roman a fait l'objet de plusieurs adaptations) mais je n'en ai pas très envie, j'ai l'impression qu'il est très éloigné du texte de Mary Shelley..

      Supprimer
  8. Quelle belle lecture ! J'ai tout aimé, peu importe les invraisemblances. J'ai aimé le style, retrouver ces atmosphères gothiques, le XVIIIème et son goût de la philosophie, tous ces paysages ( comme le souligne Nathalie, l'un des premiers romans à s'aventurer si loin ). Merci pour cette lecture commune. A la semaine prochaine :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mon bilan est également très positif, je serais maintenant curieuse de lire le titre cité par Sandrine, sur la genèse de l'œuvre.

      Supprimer
  9. j'ai ce classique dans ma PAL et c'est l'époque (octobre) donc tu as eu raison ! je n'ai que quelques images en tête du film donc je reste très ouverte

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais oui, Halloween !! Je crois qu'il y a d'ailleurs un challenge sur certains blogs autour de la thématique de l'horreur à cette occasion..

      Supprimer
  10. Il y a bien un roman sur la genèse de "Frankenstein". Il s'agit de "La villa des mystères" de Federico Andahazi. On y croise Mary Shelley, Lord Byron et John William Polidori. En plus, il est bien écrit (il est dans mon top 100).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Décidemment, la naissance de ce roman excite l'imagination des auteurs ! Et cela m'intéresse ..

      Supprimer
  11. J'ai vraiment adoré ce roman ! tu me donnes envie de le relire :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je le relirai peut-être aussi, pour mieux le replacer dans son contexte et son époque..

      Supprimer
  12. Ah ce classique que je n'ai pas lu... Tu me donnes très envie de le découvrir. Je cours lire l'article de Marilyne.

    RépondreSupprimer
  13. Un excellent roman, lu il y a longtemps bien sûr. Mais c'est le genre de lectures vers lesquelles j'aime revenir de temps en temps: le sujet, l'époque où ils ont été écrits, tout me plait là-dedans !

    RépondreSupprimer
  14. Un livre qui pose le problème de la différence et aussi de la responsabilité du scientifique, du créateur : "science sans conscience etc... Tu dis que d’un point de vue scientifique, l’intrigue semble peu crédible et pourtant on y est deux siècles après ! A partir de l'embryon d'un éléphant et de l'ADN prélevé sur un mammouth découvert en Sibérie, les scientifiques avaient été tentés (ils ne l'ont pas fait) de recréer cet animal préhistorique ! Sylvie Germain le raconte dans son livre sur la Transsibérien. On pourrait faire de même pour l'homme préhistorique. Bien heureusement, ce genre de manipulation est interdit et bien heureusement, il n'y a pas de savant fou !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce n'est pas tant l'idée de donner la vie à l'inanimé qui m'a fait tiquer, que la manière dont c'est fait... et le résultat : on a là une créature qui apprend toute seule à lire, parler, comprendre les sentiments ... mais à vrai dire, cela ne m'a pas vraiment gênée, l'intérêt de ce titre est ailleurs, pour moi.
      Quant à ce que l'on est capable de faire aujourd'hui en matière de manipulation génétique, je n'ose même pas y penser.. il n'y a pas de savant fou, mais nous ne sommes pas sûrs qu'il n'y en ait jamais...

      Supprimer
  15. oui, on se demande toujours qui est le plus monstrueux !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. N'est-ce pas ? Ce Victor Frankenstein qui crie au monstre semble ne pouvoir faire preuve d'humanité que quand c'est facile, et que ça l'arrange...

      Supprimer
  16. Ah mais oui, c'est une LC. Je me disais que j'avais vu ce titre récemment chez Marilyne.:) Une lecture qui date pour ma part, mais dont je garde encore un souvenir fort. Un des classiques que je pourrais relire d'ailleurs, tellement j'avais aimé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je vois qu'il fait l'unanimité, et que vous êtes très nombreux à l'avoir lu. Je suis ravie d'avoir combler cette lacune, en si bonne compagnie qui plus est !

      Supprimer
  17. C’est un livre passionnant, de haute volée, un immense souvenir de mes lectures étudiantes…

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah toi aussi ! Je vais finir par me demander par quel mystère je ne l'avais pas encore lu...

      Supprimer
  18. C’était Béa Comete qui n’est plus étudiante depuis longtemps …

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pourrais reprendre cette affirmation à mon compte. L'avantage, c'est qu'on peut relire certains livres en ayant l'impression de les découvrir pour la 1ère fois..

      Supprimer
  19. C'est par ce livre que j'ai découvert l'autrice, qui est l'une des rares romantiques à trouver grâce à mes yeux.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si ça c'est pas une référence ! Et d'après ce que je comprends, tu as lu d'autres titres de Mary Shelley. Y en a-t-il que tu recommandes en particulier ?

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.