LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Tropique de la violence" - Nathacha Appanah

"Depuis le temps que ça gonfle cette violence, cette onde destructrice, cette énergie brûlante qui sort d’on ne sait où ; tous ces morts dans le lagon qui vont se réveiller aujourd’hui et nous hurler à la face jusqu’à ce qu’on devienne fou. Depuis le temps qu’on prédit la guerre, qu’on guette le bruit des armes à feu et les cris des bêtes sauvages."

J’ai découvert avec ce titre Nathacha Appanah, écrivaine mauricienne francophone. J’y ai aussi découvert l’île de Mayotte, au cœur de son intrigue. Une île administrativement française, mais dont le cadre et les conditions de vie donneront au lecteur métropolitain la sensation d’embarquer pour un autre monde…

Roman choral dont l’alternance des voix dynamise le récit, il débute par une parole venue d’outre-tombe, celle de Marie, infirmière qui a échoué sur l’île par amour pour son mari Cham, collègue mahorais rencontré à l’hôpital. Mais bientôt le couple se sépare, plombé par l’aigreur que fait naître chez Marie son incapacité à tomber enceinte, dont l’amertume est exhaussée par le spectacle incessant des migrantes comoriennes venues accoucher sur Mayotte pour obtenir des papiers. Et puis une occasion se présente, en la personne justement d’une jeune clandestine qui souhaite se débarrasser de son nouveau-né dont les yeux vairons attesteraient du caractère démoniaque. Marie recueille l’enfant, le prénomme Moïse, et l’élève comme son fils. Adolescent, pris de velléités brouillonnes de quête identitaire, il reprochera à sa mère de l’avoir élevé comme un blanc. Et puis un matin, Marie décède brutalement, à l’âge de quarante-sept ans. 

Moïse en a alors quinze. Livré à lui-même, il intègre une bande de jeunes délinquants en perdition. Il vient d’en tuer le chef, Bruce (comme Bruce Wayne, l’alias de Batman), dont la mort pourrait bien être l’étincelle qui va mettre le feu à l’île déjà au bord de l’explosion. C’est de la prison où il est incarcéré après s’être livré à la police que Moïse fait entendre sa propre voix, revenant sur le parcours qui l’a mené à cet acte terrible. Sa victime s’exprime ensuite, à l’instar de Marie depuis l’au-delà, déversant sa haine et sa rage, défunt roi d’un territoire de non-droit, à la fois ghetto dépotoir et immense camp de clandestins à ciel ouvert où des bandes de mineurs isolés shootés au "chimique" font la loi.

Les récits d’Olivier, policier humaniste passant ses nuits au poste en laissant s’étioler l’espoir d’une prise de conscience des autorités et de Stéphane, travailleur social pour une ONG qui réalise rapidement que toute sa bonne volonté revient à écoper l’océan avec un dé à coudre, parachèvent la polyphonie, et complètent le sombre tableau.

Cet environnement paradisiaque, qui abrite paraît-il le plus beau lagon du monde, voit chaque jour accoster les kwassa kwassa, ces fragiles embarcations dont les passagers -du moins ceux qui ont survécu- viennent grossir les hordes de miséreux qui peuplent l’île pour moitié. Des enfants meurent sur ses plages dans une scandaleuse indifférence. Le personnel de l’hôpital diagnostique des pathologies qui n’existent plus en métropole que dans les livres de médecine, reçoivent des mères continuant de tenir dans leurs bras des bébés morts depuis plusieurs jours. Les blancs venus de métropole, souvent des fonctionnaires, profitent pendant un à trois ans du cadre idyllique et des jeunes femmes noires, puis repartent avec leurs primes et de grandes théories aussi vaines que les promesses énoncées par les politiques le temps des élections.

Nathacha Appanah parvient à doter, par ses variations de ton, de rythme, de vocabulaire, chacun de ses personnages d’une voix qui lui est propre, et à l’unisson de son état d’esprit, mélancolique, désespéré, ou enragé. 

Bien que le trait, dans cette volonté de caractériser ses héros, soit parfois un peu forcé, il émane de l’ensemble une intensité qui happe. Mais surtout, le voyage sur ce minuscule bout de France perdu dans l’océan indien laisse un goût bien amer.

C'est une première participation au Mois Africain, chez Jostein.

Commentaires

  1. Oui, c'est terrible quand on voit la réalité de ces îles... Nathacha Appanah a de plus une très belle plume, quel que soit le sujet qu'elle aborde (et ils sont souvent durs).

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    1. C'est atterrant oui, un vrai cauchemar, et malheureusement, on ne voit pas trop comment on pourrait en sortir, compte tenu de l'inertie des autorités...

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  2. Je n'ai lu que Les noces d'Anna, de cette autrice. Le style m'avait rebuté, carrément ! Alors, malgré le bien que tu en dis, et l'intérêt du sujet, je vais passer mon tour ... Et puis, ton résumé montre une accumulation de "malheurs" qui donne une idée des "traits forcés", ça peut faire louper l'objectif.

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    1. Je crois me souvenir vaguement de ton billet, car il me semble qu'il m'avait laissé un a priori sur cette autrice que j'ai longtemps hésité à lire, du coup. J'ai reçu ce titre à l'occasion d'un tirage au sort organisé par Jostein lors du Mois Africain 2021, et je suis contente de l'avoir lu, pour la dure réalité qu'il met en évidence. Concernant le style, je lui ai trouvé des qualités, en matière d'intensité notamment, mais aussi une légère tendance à la caricature.

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  3. J'ai un peu peur de lire ce genre de livre, j'avoue. Trop actuel, contemporain, trop vrai aussi hélas.
    nathalie

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    1. J'avoue que c'est un texte difficile et assez plombant, oui.

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  4. J'étais allée à une rencontre au moment de la sortie de son livre. J'avais beaucoup apprécié, mais j'ai eu peur d'une lecture vraiment trop sombre.

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    1. Je comprends, d'autant que tes craintes étaient fondées...

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  5. Je ne connais pas l'auteur. Le roman a l'air un peu glauque... à voir.

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  6. Tu m'intéresses avec cette chronique. J'en sais si peu sur Mayotte! Tu me rappelles aussi mon passage de l'autre côté de Madagascar l'année dernière, avec Une affaire de femmes (avec ce risque d'implosion-explosion sociale)

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    1. Mon prochain billet africain sera justement sur "Une affaire de femmes", noté chez toi !
      Et l'un des principaux intérêts de ce titre est en effet de nous faire découvrir ce département méconnu, bien qu'il s'agisse davantage d'une incursion cauchemardesque que d'un voyage exotique...

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    2. Ça ne m'aurait pas intéressé si ça avait été un voyage exotique. Je suis impatiente de lire ta chronique!

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  7. J'ai vu plusieurs reportages sur Mayotte et j'avais un collègue Mahorais qui nous expliquait que tout était à faire, et que les moyens n'étaient pas là et puis les centaines de Comoriens qui débarquent chaque jour (les gendarmes sont trop peu nombreux) avec de fausses promesses des passeurs ... J'en ai rencontré, incarcérés en France, avec une obligation de quitter le territoire à la fin de leur sentence. Bref, je n'ai pas envie de lire ce livre, car je ne connais que trop bien cette réalité. Elle est dure pour tout le monde, elle n'épargne personne.

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    1. C'est en effet désespérant. Ma fille et une amie, qui vivent à La Réunion, m'en avaient brièvement parlé, mais le roman de Nathacha Appanah nous met en immersion et.. c'est terrible. On estime que plus de 30 % de la population est en situation irrégulière, et 77 % des habitants de Mayotte vivent sous le seuil de pauvreté...

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  8. Cette violence, ce manque de sens et d'espoir, cette pauvreté qui transforme certains pour le pire m'effraie toujours, qu'elle atteigne le paroxysme de cette île ou les nuages noirs qui planent sur nos sociétés

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    1. Je te rejoins, c'est désespérant et en effet très effrayant, et malheureusement, difficile d'imaginer quelque évolution de la situation.

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  9. Roman dont le sujet est fort, puissant et qui interroge mais je me souviens qu'il m'avait aussi laissée sur ma faim, par sa trop grande concision.

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    1. C'est vrai que c'est un peu la limite de la narration à plusieurs voix : on aimerait que l'auteure s'attarde davantage sur certains des personnages. C'est probablement cette concision qui leur donne cette dimension un peu caricaturale que j'évoque : chacun des héros est représentatif d'un point de vue qui définit parfois aux dépens de leur complexité.

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