LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"A l’ouest rien de nouveau" - Erich Maria Remarque

"Nous avions 18 ans et nous commencions à aimer le monde et l'existence."

Paul Baümer est tout juste adulte lorsqu’il est mobilisé. Il n'a alors pas de projet d'avenir déterminé. L'instruction militaire préalable au départ sur le théâtre du conflit suffit pour les transformer, lui et ses camarades, d'une manière plus radicale que ne l'ont fait dix années d'école : "apprendre qu'un bouton bien astiqué est plus important que quatre tomes de Schopenhauer, réaliser que ce n'est pas l'esprit qui a l'air d'être prépondérant, mais la brosse à cirage. Que ce n'est pas la pensée, mais le système. Pas la liberté, mais le dressage."

Le ton est donné : en même temps qu’un témoignage aussi dur que sincère du quotidien d’un soldat depuis le front de la Première Guerre mondiale, "A l’ouest rien de nouveau" est un poignant plaidoyer contre l’absurdité et la violence de la guerre.

Le narrateur nous immerge dans un quotidien marqué par le manque de sommeil, les longues heures d'attente, la honte, qu’il faut bien surmonter, d’utiliser en plein air des latrines communes, d’être pris de coliques au premier feu. La faim et l’inconfort lié au matériel inadapté sont aussi omniprésents, c’est le règne de la débrouille pour trouver un morceau de pain ou une paire de bottes.

Mais ce n’est pas le pire. Il y a l’insupportable. Les incessants rugissements de la bataille ; les feux roulants et les tirs de barrage, les mines, le gaz… ; la mort devenue à la fois intime et fracassante, qui s’accompagne d’une innommable terreur ; les hurlements des camarades aux chairs broyés qui réclament leur mère ; les crises d’angoisse qui poussent certains à quitter brusquement la lumière blafarde des tranchées pour s’exposer à l’ennemi ; l’odeur lourde du sang, comme un mélange de chloroforme et de pourriture, qu’apporte le vent, et qui donne des malaises ; des scènes terribles, apocalyptiques, où le martyre des hommes côtoie celui des chevaux, dont les cris de douleur sauvage rendent fou.

La guerre transforme l’esprit comme le corps. Les sens se parent d’une acuité plus forte, le corps entre en communion avec une terre devenue refuge, dans laquelle il s’enfonce, qui devient au moment du combat l’unique amie, l’unique famille.  

"Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction."

On se raccroche aux brefs moments de joie fugace, le fait d’avoir reçu du courrier, ou déniché un fût de margarine. La camaraderie, surtout, permet de tenir, et de supporter voire de combattre la malveillance et la cruauté de certains supérieurs qui trouvent dans cette guerre prétexte à exercer une autorité dont il n'aurait jamais rêvé dans le civil. La solidarité, l'humour et la dérision deviennent des formes de résistance contre la démence et le total abattement.

Mais la guerre sonne surtout le glas, sans doute pour toujours, de l’insouciance et de l’espoir, le goût des projets. Son absurde iniquité et sa cruauté ont tout rendu vain. Car si la guerre existe, preuve de l’échec de l’humanité, à quoi servent la pensée, la culture ?

Le narrateur exprime par ailleurs avec une honnêteté bouleversante le fait qu’à la guerre, il n’y a pas d’héroïsme. C’est le hasard, avec tout l’injustice que cela comporte, qui permet de rester en vie. La guerre elle-même n’est qu’une question d’intérêts politiques soumis à la versatilité de décideurs qui font de vous de la chair à canon, un concours de circonstances qui font de l’autre, de manière arbitraire, un ennemi. Et cette prise de conscience est d’autant plus douloureuse qu’elle s’accompagne de celle qui fait réaliser que sur le champ de bataille, la peur de la mort est la plus forte, et empêche de se révolter face à cette absurdité. Et quel que soit alors celui qui vous fait face, il n’existe plus en tant qu’autre ; l'angoisse, la fureur et la soif de vivre vous font lancer votre grenade contre n'importe qui.

Paul Baümer est allemand, mais cette précision est sans importance : son récit est universel, et sa spontanéité comme son éloquence, sa capacité à rendre les odeurs, les sons, la texture de son environnement, en font un témoignage aussi prégnant qu’émouvant.

"Nous sommes délaissés comme des enfants et expérimentés comme de vieilles gens ; nous sommes grossiers, tristes et superficiels : je crois que nous sommes perdus."


Et c'est une participation aux Feuilles allemandes, chez Patrice, Eva & Fabienne.

Commentaires

  1. Figure toi que je ne l'ai pas lu, ce classique!

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    1. Alors là, les bras m'en tombent ! Mais bon, ce n'est pas parce que c'est un classique qu'il faut le lire, mais parce qu'il est vraiment très fort..

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  2. Je l'ai lu dans ma jeunesse, il m'avait marquée. Ce matin, je ne peux que le rapprocher d'une déclaration, issue d'un blog de militaires russes dans la région de Donesk, qui met en cause le manque de matériel, de logique,l'incompétence des généraux, le fait qu'on les utilise comme chair à canon. Rien ne change, les mêmes systèmes sont à l'oeuvre et ce sont toujours les mêmes qui sont sacrifiés. Sauf que aujourd'hui, nous le savons en direct par les réseaux sociaux.

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    1. Tu as raison, et c'est désespérant, c'est un texte toujours d'actualité (et je crais qu'il le reste)...

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  3. Lu et relu, et pourtant on ne l'oublie pas. Ce roman m'a ouvert la porte de l'oeuvre d'Erich Maria Remarque. Si celui-ci est le plus connu, tous les titres m'ont paru aussi forts. Je me souviens particulièrement du recueil de nouvelles L'ennemi. C'est la première année que je ne lis pas un roman d'Erich Maria Remarque pour Les feuilles allemandes, tu as pris le relai :)

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    1. C'est d'ailleurs chez toi que j'ai pioché l'idée, et je t'en remercie. Je vais aller voir sur ton blog avec quel titre je pourrais continuer.

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  4. Celui-ci est dans ma liste de mes envies :)

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    1. C'est une bonne nouvelle, il n'y a plus qu'à concrétiser cette envie, tu ne le regretteras pas, j'en suis convaincue !

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  5. j'ai lu ce livre qui mérite sa place dans ce mois de novembre. Il m'avait terriblement marquée comme "les croix de bois" de Dorgeles . Oui la guerre est une horreur mais elle fait visiblement partie de la condition humaine je n'arrive pas à le croire même si je l'écris

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    1. Je n'ai pas lu le Dorgelès, mais je le note (à côté de Genevoix...). Et oui, la guerre semble indissociable de l'humanité, mais la force et la sensibilité qui émanent d'un tel texte le sont aussi...

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  6. J'ai lu ce classique il y a peu (2018 !) et j'ai été, comme toi, frappé par l'aspect universel de ce récit du quotidien des combattants en première ligne. Un seul regret : le style (ou la traduction ?) trop daté à mon goût.

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    1. Ah bon ? C'est un aspect qui ne m'a même pas effleuré l'esprit.. je ne sais pas s'il y a eu plusieurs traductions, la mienne est de Alzir Hella et Olivier Bournac.

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    2. Les couvertures des éditions de poche ont changé, bien évidemment, mais les deux traducteurs sont toujours ceux d'origine, donc a a lu la même version ;-)

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    3. Etonnant alors, cette différence de ressenti...

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  7. Ma fille l'a lu l'année dernière au lycée, moi toujours pas.

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    1. C'est un bon titre à retenir pour les Feuilles allemandes...

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  8. Merci pour cette nouvelle participation. Un grand classique, oui, mais que je n'ai pour ma part, toujours pas lu et c'est bien dommage à en lire ta chronique. Plus généralement, j'ai des lacunes sur la littérature traitant de la première guerre mondiale (Dorgelès, etc). Si jamais tu voulais faire une LC l'année prochaine sur une de ces livres, je serais partant.

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    1. Moi non plus je ne l'avais pas lu jusqu'à présent... mais il mérite vraiment de l'être. Et oui, je suis partante pour une LC, j'ai bien l'intention de continuer ma découverte de cet auteur. Je le note dans un coin pour qu'on en reparle d'ici la prochaine édition !

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  9. "A l’ouest rien de nouveau" de Erich Maria Remarque est l'un des classiques que je projette de lire chaque année... il serait temps que je l'ouvre enfin !

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  10. Un classique évidemment mais que j’ai lu il y a tellement longtemps que je ne m’en souviens plus vraiment. Sauf, que c’était très puissant et rarement/jamais égalé par la suite…

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    1. Personnellement, ce titre m'a un peu rappelé "La marche au canon" de Jean Meckert, mais en plus sombre : dans le roman de Meckert, qui par ailleurs évoque la seconde, et non la première guerre, il y a une gouaille qui compense la noirceur des situations décrites. Ici, seule une profonde tristesse domine. Ce qu'ils ont en commun, c'est l'absence de tout héroïsme, le gâchis de leur jeunesse, et la conscience douloureuse de la vacuité de toute cette violence, ainsi que de leur instrumentalisation par des élites décisionnaires qui se moquent comme de leur dernière chemise de ce que vivent les hommes sur le terrain...

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  11. Je l'ai lu mais je ne me souviens pas de tout :-(

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    1. Ce qui me paraît tout à fait normal ! Je crois qu'avec le temps, je n'en garderai pas tant les événements décrits, que le ton, profondément pessimiste et désillusionné.

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  12. Une lacune, je ne l'ai toujours pas lu... Je pense que la guerre est d'autant plus absurde lorsqu'on fait partie des agresseurs que quand il s'agit de se défendre... enfin, ce n'est qu'une impression.

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    1. Tu as peut-être raison.. cet aspect n'est pas du tout évoqué ici, "agresseurs" et "agressés" se retrouvent sur le même plan, le héros semble complétement éloigné de toute notion idéologique, de tout mécanisme politique ayant mené au conflit.

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  13. Je l’ai lu au lycée et j’aimerais bien le relire. Il faut que je le prenne chez ma mère pour les feuilles allemandes de l’année prochaine. Je me souviens qu’ils trouvent que la nourriture est meilleure dans l’armée française, ce qui m’avait laissée sceptique.
    Nathalie

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    1. Rhô, ma réponse à ton commentaire ne s'est pas publiée.. De mémoire, je saluais la richesse de la bibliothèque maternelle (à moins que ces livres ne soient les tiens, que tu y as laissés en dépôt ?), et confirmais que je m'étais fait la même réflexion que toi sur la nourriture (mais ça paraît toujours meilleur dans l'assiette du "voisin", sans doute ! Le fameux exotisme du corned-beef...)

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  14. Une lecture "logique" pour rédiger un billet à proximité du 11 novembre (pour ma part j'ai pris du Dorgelès). A l'Ouest rien de nouveau, je l'ai lu et relu.
    Mais, de E. M. Remarque, mon livre préféré est "Les camarades", qui se situe dans l'entre-deux-guerres (trois anciens soldats allemands ont fondé un garage ensemble, le nazisme pointe son nez...).
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  15. Je l'ai lu et relu celui-ci. J'en garde un très bon souvenir. Il est relativement percutant et j'avais l'impression d'être au milieu des soldats, de vivre cette guerre avec eux.

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    1. C'est vrai, c'est un récit très prégnant, l'auteur a un sens de l'observation et de la transcription qui rend palpable l'environnement décrit.

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  16. J'avais beaucoup aimé ce roman lu quand j'étais jeune et qui décrit les horreurs de la guerre et dénonce sans complaisance les fauteurs de guerre. Peut-être avons-nous - grâce à tous ces écrivains qui l'ont décrite, qui en ont dénoncé les atrocités - une vision plus lucide de ce qu'est la guerre et de la responsabilité de ceux qui considèrent les hommes comme de la chair à canon.

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    1. Je crois en effet que ce type de récit notamment (en "immersion") en fait beaucoup pour notre prise de conscience de cette horreur qu'est, concrètement, la guerre, et les ravages qu'elle occasionne sur les hommes.

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