"209 rue Saint-Maur, Paris Xe – Autobiographie d’un immeuble" - Ruth Zylberman
"Je voudrais approcher ne serait-ce qu’à peine ce qu’il y a eu d’intimité, de foi et d’amour avant que tout ne soit détruit, sauf les pierres."
Les recensements, effectués à partir de 1926, lui donnent d’autres noms mais aussi des dates de naissance, des métiers, des périodes d’occupation. Elle engloutit des livres, déchiffre des plans, courent les bibliothèques et les archives, interrogent des témoins ainsi identifiés, qui en livrant de nouveaux noms, mènent à de nouvelles pistes à suivre. Elle reconstitue, imagine, se questionne, extrapole à partir "du son des voix qu’elle commence à entendre". Pour Ruth Zylberman, "écouter la mémoire des gens, même inconnus, en abolissant les frontières du temps", est une manière de se sentir accompagnée sur le chemin de la vie.
L’immeuble est comme un monde, comme un "oignon" dont elle ôte couche après couche…
Le 209 est initialement le 185, l’immeuble d’origine n’ayant pas encore les dimensions qu’il atteindra dans les années 1880 grâce au rachat d’un terrain voisin qui permettra son agrandissement. Le quartier du Faubourg du Temple où il se situe, ayant accueilli les Parisiens les plus modestes chassés du cœur de la ville par les travaux haussmannien, est populaire. On y trouve -comme c’est le cas au rez-de-chaussée du 185- de nombreux ateliers et petites fabriques, employant des ouvriers souvent dotés d’une forte conscience politique et aux emplois parfois exotiques à nos yeux de lecteurs contemporains : ouvrier-liseur de dessins, plumassière, passementier… Les vies tournent autour du travail, de la subsistance quotidienne, et sont pour beaucoup prolongées par le militantisme. Le Xe arrondissement est l’un des principaux foyers d’agitation lors des journées de juin 1848, et une barricade occupera, pendant La Commune, la rue Saint-Maur ; y combattront certains habitants de l’immeuble portant dorénavant le numéro 209 et qui abritera, quelques années plus tard, ainsi qu’en atteste une pétition en faveur du Colonel Picquart, des dreyfusards.
Il continue longtemps de remplir sa vocation d’immeuble construit pour les pauvres, composé de petits appartements sans confort où s’entassent souvent des familles entières, sans électricité ni eau courante. Ceux qui y ont grandi dans les années 50/60 évoquent leur honte, de son délabrement, des WC sur le palier. Ils n’osaient y inviter leurs camarades. Les immigrés d’Europe de l’Est qui représentent une forte proportion de ses occupants dès la fin des années 20 sont remplacés par ceux du Portugal et des pays du Maghreb, jusque dans les années 70 et 80. Les locataires payaient alors des loyers dérisoires, prétexte à justifier le manque d’entretien de l’immeuble. A la fin des années 90, le propriétaire le revend à un marchand de biens qui se débarrasse des squatteurs et, quand c’est possible, des locataires, pour vendre les appartements par lots à des couples dotés d’un petit capital de base, qui rachètent et font des travaux. L’immeuble se peuple alors d’habitants plus jeunes, plus blancs et plus diplômés.
Aujourd’hui, les lofts, les vélos, les plantes, autant d’indices de la gentrification des quartiers populaires de Paris.
Il est ainsi à la fois comme un témoin et un acteur de son environnement socio-économique, mais aussi du contexte historique qui l’entoure.
Le récit s’attarde plus particulièrement sur la période de la Seconde Guerre mondiale, et sur le sort des nombreux juifs qui habitent alors l’immeuble, dont la moitié -soit 52 hommes, femmes et enfants- seront déportés entre 1942 et 1944.
C’est la partie la plus émouvante de l’enquête. Ruth Zylberman retrouve certains des enfants de la rue Saint-Maur rescapés des camps, pour la plupart fils et filles d’immigrés polonais : la pétulante Odette Diament, née au 209 en 1930, pleine d’énergie et de souvenirs encore vivaces, Albert Baum, qui a passé une partie de sa vie à témoigner de son expérience auprès de collégiens, ou encore Henri Osman, que la Shoah a laissé orphelin, séparé de ses parents à l'âge de 4 ou 5 ans pour être adopté par une famille d’américains, qui renoue douloureusement avec la mémoire de son enfance oubliée.
Petit à petit, sans se laisser décourager par les fausses pistes et les impasses, elle exhume, de bribes de témoignages en indices plus ou moins probants, les actes héroïques d’anonymes, comme celui de cette locataire qui cache un enfant juif avec elle dans son lit lors d’une rafle, ceux de la famille Dinanceau, qui sauve plusieurs de ses voisins au nez du fils collabo que son père menace de mort s’il devait arriver quoi que ce soit à ses protégés, ou encore celui de la concierge, la mémorable Yvonne Massacré, qui balayait la cour d’une certaine façon pour prévenir que les policiers étaient dans les murs. Elle s’interroge aussi sur le déni que traduisent certains témoignages, s’étonnant par exemple que d’anciennes habitantes du 209 aient occulté la disparition brutale de petites camarades juives avec qui elles jouaient dans la cour de l’immeuble. Et puis il y a les mystères à jamais irrésolus, comme celui du petit Daniel Szulc, déporté, dont malgré son obstination, elle ne parvient pas à connaître l’histoire. Certains des habitants du 209 restent ainsi à l’état d’ombres soumises à extrapolations.
Le récit est riche d’anecdotes, de hasards parfois incroyables liés aussi bien à la vie de l’immeuble qu’à l’avancement même de l’enquête. Citons l’exemple de Jean-Luc qui, annonçant par téléphone à ses parents avoir acheté un appartement au 209, apprend alors de la bouche d’amis qui les accompagnent que sa grand-mère, dont ils étaient proches, a été conçue au 209, fruit de l’union illégitime de l’arrière-grand-mère de Jean-Luc et de l’homme au service duquel elle travaillait. Des faits divers parfois sordides alimentent de même l’autobiographie : le meurtre par une gueule cassée de la Première Guerre mondiale de l’amant de sa femme, ou celui d’un vieil homme pour le dépouiller de ses maigres économies au début des années 1980.
Le résultat est un portrait multiforme et surtout étonnamment vivant de ce lieu où Ruth Zylberman, par une mystérieuse alchimie qu’alimentent ses restitutions et ses digressions, fait cohabiter passé(s) et présent et donne à entendre les résonances entremêlant Histoire et destinées individuelles.
J'ai vu le documentaire à la télévision ; je l'ai noté pour le lire, mais je ne suis pas encore passée à l'acte.
RépondreSupprimerPar contre, je viens de vérifier, le documentaire n'est plus en accès gratuit ....
SupprimerAh oui, mince, en effet... j'y avais pourtant encore accès quand j'ai ajouté le lien dans mon billet, qui du coup est obsolète... quel dommage !
SupprimerUn livre qui a l'air intéressant et facile à appréhender, on le voit beaucoup. Il ferait un bon sujet de documentaire-série-fiction comme Arte en a le secret ! (oui, je m'imagine déjà en train de le regarder)
RépondreSupprimernathalie
Évidemment il existe déjà, le documentaire.
SupprimerOui, ce qui prouve que ton idée était pertinente !
SupprimerCe genre d'étude, c'est vraiment retrouver le quotidien des gens du passé. J'adore ! Il y a une émission de la BBC qui fait ça aussi, "A House through Time" et c'est passionnant.
RépondreSupprimerCe récit devrait te plaire, dans ce cas. On s'emmêle parfois un peu les pinceaux entre tous les locataires, mais ce n'est pas important...
SupprimerJe l'ai repéré celui-ci dans la liste des lectures consacrées à l'Holocauste des éditions précédentes. Comme tu le dis, ce livre semble à la fois passionnant et bouleversant.
RépondreSupprimerTu n'as plus qu'à le mettre sur ta liste pour l'édition 2024 des lectures de l'Holocauste !
SupprimerJ'ai vu le documentaire, passionnant. Et mon côté pérecquien ne peut qu'être attiré par ce prolongement qui mêle, visiblement très bien, lieu et mémoires !
RépondreSupprimerComme je l'écrivais ci-dessus en réponse à Aifelle, je crois que c'est mieux d'avoir vu le documentaire avant de lire le livre, plus complet (notamment sur toute la partie qui se rapporte au XIXe).
SupprimerQuel souvenir extraordinaire, j'ai lu, j'ai vu, comment ne pas être bouleversé?
RépondreSupprimerEn tous cas merci d'avoir mis ce titre en avant, je ne l'aurais pas découvert sans toi...
Supprimerj'ai vu l'émission d'Arté et lu le livre dans la foulée l'an dernier et j'en remercie Keisha qui à l'époque avait fait un billet sur ce livre
RépondreSupprimerEn te lisant j'ai retrouvé intactes mes impressions et mes émotions, ce livre est en tout point passionnant, et comme toi j'ai aimé ce mélange des destins individuels avec l'histoire avec un grand H
C'est bien ce qui donne du sens aux blogs, que ces propositions qui nous amènent vers des moments de lecture forts, à côté desquels on serait probablement passé sinon...
SupprimerUn ouvrage passionnant. Merci pour le lien.
RépondreSupprimerMerci à toi, d'avoir renforcé mon envie de le lire !
SupprimerJe me souviens de ce livre et du billet de Keisha, il faudrait que j'essaie de retrouver le documentaire.
RépondreSupprimerJ'ai mis le lien vers le documentaire dans mon billet !
SupprimerEn lisant, je n'ai pas vu le lien et je ne le vois toujours pas, c'est bizarre ( ou il faut que je change de lunettes ). Je voulais dire le retrouver en DVD, j'ai vu aujourd'hui sur le site qu'il était disponible.
SupprimerNon en effet je l'ai supprimé = entre le moment où j'ai rédigé mon billet et sa parution, il est passé d'un accès gratuit à un accès payant... donc, oui, c'est en DVD pour le voir maintenant.
SupprimerCa doit être passionnant ! J'aime le thème des maisons dans les romans, mais en vrai c'est encore plus bouleversant.
RépondreSupprimerOui, ça l'est ! A découvrir, pour les portraits, et pour toute la vie qu'exhume l'auteure de ces murs, de l'anecdotique au drame...
SupprimerAh zut, c'est un livre que j'avais envie de lire depuis un moment, puis il s'est fait passer devant par d'autres tentations. Je crois même qu'on avait envisagé une LC à une époque. J'ai raté le coche mais merci pour le rappel !
RépondreSupprimerIl m'attendait sur ma pile depuis deux ans, j'ai aussi loupé le coche l'année dernière, mais il n'est jamais trop tard...
SupprimerJe crois moi aussi que c'est grâce au billet de Keisha que j'ai découvert ce livre. Je l'ai lu, pas chroniqué, et j'ai été absolument fascinée par: cette démarche de faire l'histoire d'un immeuble; par la nature des histoires et la variété des archives qu'elle retrouve; par le fait que plus on se rapproche du présent, plus il est possible d'allier archives écrites et souvenir oral (souvent si émouvant); et par l'écriture/structure elle-même. J'ai même fait un crochet spécifiquement pour aller voir l'immeuble lors d'un de mes passages à Paris l'année dernière, c'est dire à quel point j'ai été emballée par cette lecture.
RépondreSupprimerMerci de ta contribution!
J'ai fait comme toi, lors d'un déplacement à Paris en juillet dernier, avant d'avoir lu le livre du coup (mais je l'avais déjà acheté) ! J'aimerais y retourner maintenant, et si possible entrer dans la cour...
SupprimerUn récit en tous cas très réussi, et oui, fascinant par tout ce que l'auteure parvient à faire "sortir" des lieux..
La citation en exergue me bouleverse, alors le livre ...!
RépondreSupprimerIl faut le lire, la démarche est originale, très bien menée, et se révèle fort émouvante !
Supprimerun gros coup de coeur. chroniqué l'an passé
RépondreSupprimerDécidemment... on dirait que je suis tes traces :) !
SupprimerC'est vraiment une idée très intéressante que celle qui est à l'origine de ce livre. Je me souviens d'avoir lu plusieurs chroniques sur ce livre à l'occasion de ces lectures communes et l'avis est unanime, me semble-t-il ! Merci pour ta participation !
RépondreSupprimerOui, il a fait l'objet de plusieurs billets, toujours emballés... et il le mérite. L'auteure mène son enquête avec autant de minutie que de sensibilité, et le résultat s'en ressent.
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