LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Goetz et Meyer" - David Albahari

"… la vie, une fois brisée, n’est plus qu’une claudication permanente."

Parvenu à la cinquantaine, un professeur belgradois éprouve le besoin de de combler les vides de son arbre généalogique. Il ne s’est jamais marié, n’a pas d’enfants ; il "sait où la vie le mène, il ne lui reste plus qu’à savoir d’où il est sorti". 

Ses parents ne lui ont pas parlé de leur passé et ses connaissances sur la Shoah se limitaient jusqu’alors aux informations générales diffusées par les manuels scolaires, les livres d’histoire, le cinéma ou la littérature, rien n’indiquant que cette histoire le concernait.

Or, presque toutes les membres de sa famille, du côté maternel comme paternel, ont péri lors de l’Holocauste : lui qui devrait pouvoir se vanter d’avoir soixante-sept parents proches n’en a plus que six. Hantant alors les archives et les bibliothèques, il découvre qu’ils sont probablement morts sur les routes de Belgrade, dans les camions conduits depuis le camp de la Foire des Expositions belgradoise où avaient été parqués les juifs qui s’étaient fait recenser, vers le charnier de Jajinci.

Au volant des camions, les sergents chefs SS Goetz et Meyer, recrutés pour exterminer les femmes, enfants, et vieillards juifs de Serbie (les hommes furent fusillés). Une mission réalisée à l’aide de ces dušegupka inspirés des véhicules conçus pour le programme "Euthanasie" appliqué aux malades mentaux, le monoxyde de carbone pur ayant été remplacé par le gaz d’échappement du moteur. Une solution moins coûteuse et donnant à l’intérieur du camion un "air tout à fait innocent". 

"Avouons qu’il est difficile de rester insensible à tant de prévenance." 

Si sa démarche a d’abord pour but de redonner corps à ses aïeux disparus, le narrateur se prend très rapidement d’un intérêt obsessionnel pour Goetz et Meyer, éprouvant le besoin de rendre les bourreaux réels, palpables, pour se faire une idée juste de ses parents en redonnant à leur calvaire sa dimension concrète.

Seulement, et il le répète inlassablement, il ne les a jamais vus, alors il ne peut que les imaginer, les créer à partir de souvenirs aériens, de mémoires incertaines et de fragiles documents d’archives.

Il se lance ainsi dans une entreprise fantasmagorique et intime de reconstitution de ces deux figures qui se fondent en une entité commune. Il se représente des détails de leur vie privée, leur invente des rêves et des ambitions, des goûts et des manies. Il retranscrit les conversations menées à bord du camion, banales et anodines. Il imagine que l’un, dont les rêveries sont d’abord troublées par les bruits coups sourds et les cris étouffés qui leur parviennent lorsqu’ils ouvrent les fenêtres, finit par ne plus les entendre. Il les suppose de bonne humeur, dénués d’idées noires mais pourvus d’un bon appétit. Leurs nuits ne sont pas hantées de cauchemars, aucune crise de conscience ne les perturbe.

"…ils sont la preuve qu’Himmler avait raison en affirmant qu’un procédé plus humain de mise à mort atténuerait la tension psychologique ressentie par les membres des groupes d’intervention…"

La proximité que crée le narrateur avec ces figures qui deviennent si prégnantes qu’il finit par les voir et par dialoguer avec elles, instille chez le lecteur un troublant malaise, exhaussé par l’ironie cruelle et constante qui imprègne le texte, où s’insèrent données comptables et considérations mécaniques témoignant d’un pragmatisme de l’horreur (combien de temps faut-il, selon le diamètre d’un tuyau d’échappement, pour asphyxier une trentaine de juifs ?), et où il est admis que Goetz et Meyer, non, n’avaient rien à se reprocher : ils étaient très consciencieux…

L’obsession du héros pour les deux sergents chefs révèle de manière poignante la quête désespérée d’un sens sans lequel il devient impossible de continuer à vivre. Car quelle sorte d’homme est celui qui accepte d’accomplir un devoir qui implique la mise à mort de cinq à six-mille âmes ? Comment justifier l’existence même d’un système qui se consacre à déterminer les manières les plus rentables d’exterminer des individus sans jamais remettre en cause la légitimité du paradigme à l’origine de cet objectif ?

Dépositaire d’un deuil d’autant plus difficile à dépasser qu’il résulte de la manifestation inconcevable d’un mal pourtant bien réel, se perdant dans ses tentatives pour pénétrer le traumatisme personnel et familial au-delà des données collectives de l’Histoire, le héros glisse vers une forme de démence.

Convaincu qu’en cherchant le sens des points d’interrogation de son arbre, il trouverait le sens du point d’interrogation qu’il est devenu, il réalise n'être en réalité qu’une fin de lignée, "une pomme ridée au bout d’une branche fanée d’un arbre desséché", un homme brisé "fait d’une multitude de petits carrés vides où jamais aucun mot ne sera inscrit".

"Il y a des choses que l’on n’arrive jamais à comprendre, et mieux vaut peut-être qu’elles demeurent ainsi, que l’absurde soit leur seul sens. Par exemple un groupe de gens se met autour d’une table et prend la décision de détruire tout un peuple."

Un texte fort, original, désespérant.


Une idée piochée chez Dominique et Passage à l'Est!

Une deuxième participation à l'édition 2023 des Lectures de l’Holocauste, organisées par Patrice et Eva et Passage à l’Est!

Commentaires

  1. J'ai fait le plein de lectures, mais pour une autre année, c'est sans doute possible!!!

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    1. Oui, c'est pareil, je note d'une année sur l'autre !!

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  2. Oh oui ce doit être très perturbant. Je vais hésiter à le lire, même si, comme toi, je l'avais déjà repéré. Ce qui est intéressant aussi, c'est qu'il se présente comme un roman. Le narrateur n'est pas l'auteur et tout ce travail d'imagination autour des figures des deux criminels, cette fuite vers cette sorte de démence, on est dans la fiction littéraire.
    nathalie

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    1. Complètement, et c'est ce qui fait son originalité. Je me suis du coup posée la question de la part biographique de ce texte, mais visiblement il n'y en a pas..

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  3. Un billet désespérant pour une réalité pire encore. Je vais essayer de faire une pause pour ce genre de livres qui me rendent trop triste.

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    1. Je comprends, j'en ai lu 3 à la suite, pour l'activité autour de l'Holocauste, et c'est plombant oui...

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  4. Une lecture marquante chroniqué l'an passé.

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  5. Comme Luocine, je ne vais pas le noter, j'ai tendance à ne noter que des livres sombres, et si je ne veux pas les accumuler dans mes étagères, mieux vaut faire une pause...

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    1. J'ai aussi tendance à être attirée vers les textes sombres, mais c'est vrai qu'il faut parfois en sortir, pour éviter la saturation... et la déprime !

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  6. L'auteur est-il lui-même serbe ? Est-ce l'histoire romancée de sa famille ?

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    1. Je me suis posée la même question, car le choix narratif est assez troublant, et donne vraiment une sensation de véracité malgré sa dimension parfois fantasmagorique (c'est sans doute signe que c'est un texte fort...). Et donc, bien que l'auteur soit serbe, le peu d'éléments biographiques que j'ai glanés sur internet ne correspondent pas à ceux du narrateur, enfant lors de la Shoah, et alors caché avec sa mère dans un village. David Albahari est quant à lui né en 1948. Une partie de sa famille a été exterminée dans les camps, ce que ses parents ne lui ont jamais caché, contrairement au héros du roman..
      Voici le lien vers ce que j'ai trouvé de plus intéressant le concernant, il y aborde justement les liens entre son œuvre, son histoire familiale et l'Histoire avec un grand H :
      https://www.courrierdesbalkans.fr/Memoires-des-Juifs-des-Balkans-1-10-o-David-Albahari-Un-sentiment-labyrinthique

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  7. un livre fort dont la lecture m'a marquée et je suis heureuse que cette lecture s'étende à d'autres c'est tout le bien de ces lectures communes

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    1. Je crois que j'en garderai aussi une empreinte forte et durable.

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  8. Comme je viens de terminer le livre de Sonia Devillers, sur le troc dont les juifs roumains ont été l'objet, sans compter le rappel des persécutions pendant la deuxième guerre mondiale, je vais faire un break avec ce genre de lecture.

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    1. Oui, comme je l'ai répondu à Luocine qui avance le même argument que toi, je comprends... bien qu'intéressantes et nécessaires, ces lectures peuvent se révéler éprouvantes, notamment quand on les cumule...

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  9. Réponses
    1. J'espère que nous aurons l'occasion de lire ton avis à son sujet lors de la prochaine édition des Lectures de l'Holocauste.

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  10. Je suis un peu débordée ce mois-ci. Peut-être pour la prochaine édition des Lectures consacrées à l’Holocauste

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    1. Mais oui, bonne idée, c'est aussi ce que je fais, je note généralement pour l'année suivante, ça laisse le temps de s'organiser ..

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  11. Ah, je voulais justement te demander quand tu comptais publier ta chronique, car je termine (lentement) de rédiger une chronique d'un roman qui porte également sur la Serbie/Yougoslavie, entre autres similarités avec ce Goetz et Meyer qui m'avait d'une part beaucoup appris, et d'autre part beaucoup intéressée par son style et par la place du narrateur (comme le souligne Nathalie). J'arrête là ma longue phrase, sauf pour te remercier de cette contribution et dire que je suis contente de voir que ce livre continue à faire son petit chemin sur les blogs.

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    1. Des trois lectures que j'ai faites pour cette édition "Holocauste", très différentes les unes des autres, je crois que c'est celle qui m'a le plus touchée, sans doute en raison du choix narratif original, et du ton employé par l'auteur, cet humour grinçant et terrible... un texte vraiment très fort.

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  12. C'est un peu triste sa réalisation de n'être qu'une pomme ridée.^^ Bon, sujet bien chargé dans lequel je ne m'engagerai pas maintenant mais je note la référence.

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    1. C'est un roman en effet très désespéré. En tentant de comprendre les mécanismes à l'œuvre chez les bourreaux dont Goetz et Meyer sont le symbole, il finit par se perdre dans la quête d'un sens impossible à trouver...

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  13. Très troublant en effet, je me souviens avoir découvert ce livre chez Passage à l'Est. Je le lirai un jour, c'est clair ! Merci pour cette nouvelle participation !

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    1. C'est un titre court, mais très intense, empreint d'une ironie sombre et cruelle.. l'humour très noir pourrait presque faire penser à Hilsenrath, mais il n'y a dans le texte d'Albahari rien de cocasse, et aucune possibilité de distanciation...

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