"Le nœud de vipères" - François Mauriac
"(…) quand on songe à la quantité de ménages où deux êtres s’exaspèrent, se dégoûtent autour de la même table, du même lavabo, sous la même couverture, c’est extraordinaire comme on divorce peu."
La lettre devient journal. Louis revient sur quarante-cinq ans de vie commune - "ère du grand silence"- avec lucidité, prétend-il, évoquant les sentiments et les réactions de sa femme comme s’il la connaissait par cœur. Il exprime surtout beaucoup de rancœur, notamment lorsqu’il évoque les étapes qui ont généré puis nourri sa détestation, à partir de cet aveu, alors que le jeune couple n’était pas encore marié, d’un amour contrarié qu’avait connu Isa avant lui, et dont il s’est persuadé qu’elle n’avait cessé de le regretter. Il y eut ensuite la transformation de sa femme par la maternité en une mère entièrement dévouée à ses enfants. L’existence se cala alors sur le rythme des gestations et des accouchements, autant de prétextes pour Louis, jaloux de la passion suscitée chez Isa par sa progéniture, à s’éloigner de son épouse pour mener sur Bordeaux, où il menait sa carrière d’avocat, une vie secrète de débauche.
Il n’est guère plus tendre avec lui-même. Revenant sur ses jeunes années, il se décrit comme un adolescent morne et susceptible, dépourvu d’élégance et de fraîcheur, glaçant les gens par son seul aspect, que son manque d’assurance rendait odieux et maladroit. En se retrouvant du côté des possédants, ce petit-fils de berger a gardé rancune aux fils de bonne famille élevés chez les jésuites d’une aisance et de bonnes manières dont il était dépourvu, le faisant crever d’envie. Sa revanche s’est exprimée dans une passion compensatrice pour la terre et l’argent, et dans son mariage, quasi inimaginable, avec une demoiselle de la bourgeoisie bordelaise. Les complexes nourris par son extraction modeste l’ont par ailleurs rendu maître dans l’art de détruire tout sentiment, d’étouffer tout désir du cœur, tant il était persuadé qu’ils ne sauraient être comblés. Au crépuscule de sa vie, persuadé de n’avoir suscité aucun amour si ce n’est chez des proches prématurément disparus, il ne voit derrière les marques d’attention des autres que l’intérêt et la cupidité, n’imagine aucune sincérité possible, s’enfermant ainsi dans un cercle vicieux, sa méfiance et sa sécheresse incitant les siens à le redouter et le fuir.
Il dresse ainsi le bilan d’une vie marquée par la solitude et le ressentiment, par la perte des seuls êtres pour lesquels il éprouva quelque sincère affection, ainsi que par une farouche haine antireligieuse, qui fut la source des plus grandes batailles l’opposant à sa femme, très pieuse, qu’il mettait dès que possible face à ses contradictions. Ce qui ne l’a pas empêché de céder bien souvent, face à Isa, dans ce domaine -leurs enfants ayant fréquenté des écoles catholiques. Des concessions motivées par son appât du gain : Louis ne voulait pas risquer de perdre les titres détenus par Isa. Il s’inclut ainsi dans le portrait qu’il dresse d’une petite bourgeoisie dont il a adopté l’hypocrisie et la cupidité en affichant face au monde l’illusoire façade de son couple.
Est-ce le fait de coucher sur le papier cette amère et triste confession ? Toujours- est-il qu’arrive un moment ou l’implacable dureté de Louis semble s’infléchir, où le venin distillé dans ce "nœud de vipères" qu’est son cœur semble se diluer. Il évoque alors le fantasme d’une possible réconciliation, s’attendrit face au spectacle d’une Isa fatiguée par la pression qu’exerce sur elle l’avidité de leurs enfants… Se serait-il fourvoyé, passant à côté des plaisirs de la vie au nom d’une haine vaine, bâtie sur des certitudes erronées, niant la complexité des autres tout en leur reprochant de ne pas reconnaître la sienne, n’interprétant leurs gestes et leurs paroles que dans le but inconscient d’alimenter ses griefs et ses rancunes ?
C’est alors que survient un événement inattendu, qui vient bouleverser tous les plans de Louis…
J’ai lu une première fois "Le nœud de vipères" il y a trente ans, et n’en avais gardé que le vague souvenir d’une longue et féroce harangue. Cette relecture fut un plaisir, celui de redécouvrir l’habileté avec laquelle François Mauriac nuance, très progressivement, le propos de son narrateur, et de renouer avec une prose sans doute un peu désuète, mais qui cadre parfaitement avec le contexte du récit. Et puis, ayant visité à l'occasion des dernières Journées du Patrimoine le Domaine de Malagar que possédait François Mauriac dans la région bordelaise, et dont il s'est inspiré comme décor de son intrigue, j'ai énormément apprécié de retrouver dans le roman les descriptions subtilement lyriques et du coup familières des vignobles plombés par la chaude torpeur d'août ou des silences nocturnes d'une plaine éclairée par la lune (j'ai aussi assisté à la nuit de la lecture organisée sur le Domaine, au cours de laquelle des célébrités -en 2022 les comédiens Charles Berling et Dominique Reymond- viennent lire des textes)...
Je survole ta note parce que je commence ce matin la lecture de ce titre, je cours après le temps depuis deux semaines ... Pourrais-je lire et publier d'ici ce soir ? Je vais tenter en tout cas ...
RépondreSupprimerAlors là tu m'épates, je suis absolument incapable de cumuler en une journée lecture et rédaction... et bien sûr que nous pouvons attendre ton billet !
SupprimerTa chronique est splendide. Merci beaucoup. J'ai bien envie de lire ce chef d'oeuvre de la littérature française. J'avais beaucoup apprécié Thérèse Desqueyroux pour la complexité de l'intrigue à travers le regard et l'itinéraire d'une femme.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup Mauriac, et Thérèse Desqueyroux est un des titres que je préfère (avec Le sagouin qui est très très dur). Celui-là est très bon aussi, on y retrouve la férocité et l'acuité avec lesquelles l'auteur sait dépeindre les relations familiales..
SupprimerJe l'ai lu il y a longtemps. J'avais beaucoup aimé ce dispositif de "narrateur pervers" : doit-on le croire ? Nous manipule-t-il, se trompe-t-il ? On ne voit rien des autres (ou presque) et tout passe par lui. Le lecteur ne sait pas très bien quoi penser.
RépondreSupprimerJ'ai relu Thérèse et mon billet paraîtra mardi !
nathalie
Tu soulignes un aspect important de ce titre, que relève aussi Le Bouquineur dans son billet. Comme je l'ai écris chez lui, je l'avais évoqué dans mon brouillon de note, et c'est passé à la trappe lors de la rédaction finale (il faut dire que j'ai déjà été bien bavarde...) ! J'attends ton avis sur Thérèse avec impatience.
SupprimerEffectivement, nous nous retrouvons sur cette lecture, le plaisir et le brio. Il est temps que je lise un peu plus Mauriac. Je profite de ce commentaire pour t'avertir que je ne serai pas présente jeudi prochain pour la LC. Et à propos de M.Aymé au printemps, je propose la seconde semaine de mai ( en évitant les week-end, toujours difficile à gérer pour moi avec mes déplacements ).
RépondreSupprimerSi tu veux reprogrammer, plus tard, une autre lecture autour de Mauriac, j'ai encore de la matière !
SupprimerEt pour Marcel Aymé, j'avais proposé le 10 juin, est-ce que cela te convient (j'ai déjà 2 LC en mai) ?
Ah mince, le 10 juin est un samedi, je n'avais pas vu, on peut dans ce cas décaler au 12 ? Dis-moi...
SupprimerD'accord pour le 12 juin.
SupprimerFinalement, vous avez toutes aimé, à des degrés divers. Je l'ai lu dans ma jeunesse et je ne m'en souviens pas. Je me suis lancée dans "le mystère Frontenac" mais j'ai vite abandonné, les références à Dieu me saoûlaient. Je reconnais que je n'étais pas dans de bonnes dispositions pour le lire.
RépondreSupprimerTiens, je n'ai pas souvenir de ces références à Dieu. J'avais bien aimé Le mystère Frontenac, mais moins que les romans plus "durs" de Mauriac, que je trouve plus forts, plus féroces.
SupprimerMarilyne et toi me donnez envie de lire ce roman. De mon côté, j'ai relu Thérèse Desqueyroux et j'ai vraiment apprécié cette relecture !
RépondreSupprimerAh, je préfère personnellement Thérèse, même si j'ai apprécié Le nœud de vipères... je serai curieuse, si tu lis ce dernier, d'avoir ton propre avis.
Supprimerque ça donne envie ! Je me demande si je l'ai déjà lu (il y a fort fort longtemps alors) mais revenir vers Mauriac, quelle belle idée !
RépondreSupprimerOui, on voit que dans l'ensemble, l'expérience a été très positive pour l'ensemble des participants. J'espère que nous t'aurons donné envie de revenir toi aussi vers cet auteur.
SupprimerJe n'avais jamais entendu parler de ce livre par contre, de cet auteur j'ai lu il y a longtemps "Thérèse Desqueyroux" et "Le sagouin" que je me souviens avoir bien aimé.
RépondreSupprimerIls font partie de mes titres préférés de l'auteur, et ce "Nœud de vipères" est très bien aussi...
SupprimerQuelle chance tu as d'avoir pu lire Le noeud de vipères en ayant en tête l'atmosphère et la disposition du domaine de Mauriac. Au départ, le côté spatial m'avait moins interpellée que dans Genitrix (les pinèdes!) mais c'est vrai qu'il y a ces promenades au jardin qui permettent de croiser le jeune précepteur, et puis ces soirées où l'on écoute au balcon ce qui se dit de manière si imprudente au dehors...
RépondreSupprimerJ'avais oublié que Le sagouin est aussi un roman de Mauriac. Il me semble que je l'ai lu, mais sans en être sûre du tout. A relire, donc.
Oui, c'était vraiment un plus, que ces images que faisaient spontanément surgir le texte... Et Le sagouin est terrible. A relire, oui !
SupprimerJe crois que je vais me contenter de ce résumé très détaillé pour cette oeuvre de Mauriac.^^ L'avis de Keisha me laisse penser que je n'y trouverai pas vraiment mon compte.
RépondreSupprimerTu peux tenter d'autres titres : Thérèse Desqueyroux ou Le sagouin qui est très court (mais très dur).
Supprimer