"L’imposteur" - Javier Cercas
"Un livre peut-il réconcilier un homme avec la réalité et avec lui-même ?"
C’est après beaucoup d’hésitations que Javier Cercas se décide à écrire sur ce sujet. Suite à l’échec de plusieurs tentatives pour écrire de la fiction, il tourne autour de l’histoire de Marco, d’abord rebuté par le personnage et son odieux mensonge. Il y revient finalement pour tenter de comprendre comment et pourquoi cette mystification a été rendue possible, s’appuyant sur l’argument que le devoir de l’art, en creusant au-delà des apparences, est de montrer la complexité de l’existence et des êtres, mais aussi d’analyser les ressorts du mal pour pouvoir le contrer. C'est donc l'écriture d’un récit réel, et non d’une fiction, qui s’est imposée. Une tâche rendue ardue par l’ancienneté des faits inventés, et la personnalité même de son objet d’étude, hâbleur et bavard, et qui, la première fois qu’il le rencontre (puisque c’est avec son accord et sa collaboration qu’il écrit "L’imposteur"), suscite son aversion. Difficile de démêler le faux du vrai, l’authentique de l’inventé dans les discours de cette "crapule", de ce "bouffon", pourtant adoré de sa famille, et auxquels de nombreux amis, malgré ses mensonges, sont restés fidèles.
Javier Cercas s’attelle à une enquête minutieuse, interrogeant des dizaines de témoins, d’experts, et d’historiens, décortiquant des monceaux d’archives.
Nous découvrons avec lui la vie de cet homme originaire de Barcelone, né dans l’asile où sa mère, folle, mourra seule. Il devient alors "un enfant nomade et privé de l'affection des autres, (puis un) adolescent enflammé par une révolution fugace, vaincu par une guerre épouvantable, un perdant-né qui pour conquérir l'admiration et l'amour qu'il n'avait pas reçu virgule a inventé son passé, s'est construit une fiction glorieuse". Il s'est ainsi réinventé à plusieurs reprises au cours de sa vie, et plus particulièrement en deux occasions. La première, contraint par les circonstances -une sombre affaire de vols commis pour payer l'exclusivité d'une prostituée dont il était tombé amoureux- au milieu des années 50. Quittant du jour au lendemain sa première épouse et leurs deux enfants sans donner d'explication ni avertir personne -il ne leur donnera plus de nouvelles pendant vingt ans-, il cesse d'être un représentant de commerce pour redevenir mécanicien, quitte Barcelone pour Hospitalet et Anita Beltràn pour Maria Belver. Il change même de nom, adoptant celui d’Enrique Durutti.
Le deuxième changement intervient dans les années 70, cette fois par sa seule volonté. A la mort de Franco, Enric se réinvente "meilleur". Il commence à se faire appeler Marcos, remplace une épouse vieillissante, andalouse et sans culture par une jeune femme cultivée, élégante et à moitié française, quitte la banlieue ouvrière de Barcelone pour une banlieue bourgeoise, et laisse son métier de mécanicien pour une vie passionnante de leader syndical au sein du CNT, organisation dont la réputation quasi légendaire tient dans sa lutte antifranquiste et ses combats sociaux. Enric devient ainsi, opportunément, un paladin de la liberté politique et de la justice sociale.
Ce n’est que plus tard qu’il sera par ailleurs le célèbre porte-parole des déportés espagnols, tirant profit, pour se mettre sur le devant de la scène, de la "mode de la mémoire historique" que connaît l’Espagne des années 2000.
Javier Cercas, en reconstituant le véritable parcours de son sujet, déconstruit une partie de la fiction qu’il a bâtie. Il démontre ce faisant qu’Enric Marco n'a en réalité été qu'un homme parmi les autres, représentatif de l'immense majorité des vaincus qui se sont laissé assujettir par la bêtise et la terreur, un symbole, en quelque sorte, de l'Histoire d’un pays plombé par le déshonneur commun de la défaite. A l’image du peuple espagnol, il a vécu un simulacre de vie normale, consistant à courber l’échine en attendant que ça passe. Et comme la majorité de ses concitoyens, il a a profité de la mort de Franco pour se construire un passé plus gratifiant. La démocratie espagnole, à l’instar du personnage publique d’Enric Marcos, s'est ainsi construite sur un grand mensonge collectif nourri d’une longue série de mensonges individuels.
Et si Marco est allé plus loin dans ses mensonges que beaucoup d’autres, c'est parce qu'il avait l'énergie, l'ambition et le talent pour le faire, concrétisant ainsi l’ambition qui l’obsède à l’orée de ses 50 ans : devenir un héros, vivre le rôle principal de ses rêves, transformer la fiction en réalité.
"Ses mensonges l'ont sauvé. Orphelin arraché de force à sa mère, femme pauvre, folle et maltraitée par son mari, enfant nomade et privé de l'affection des autres, adolescent enflammé par une révolution fugace, vaincue par une guerre épouvantable, un perdant-né qui pour conquérir l'admiration et l'amour qu'il n'avait pas reçu virgule a inventé son passé, s'est construit une fiction glorieuse."
Il a en cela été aidé par sa grande débrouillardise, son charisme et un pouvoir de persuasion expérimenté avec succès aussi bien auprès de gens du peuple que de personnes cultivées.
C'est ce qui entre autres a permis le fonctionnement de son mensonge : il a été l'homme opportun, se montrant charmant, infatigable, prodigue de son temps, exprimant une énergie et une volonté de témoigner dont étaient dénués les véritables rescapés des camps. Toutes ces qualités le font accueillir à bras ouverts à l'amicale de Mauthausen, dont il devient le Président de 2003 à 2005, date à laquelle la supercherie est découverte.
L’aversion initiale de l’auteur se nuance, se dilue dans la curiosité et une farouche volonté de comprendre, finit même par se teinter d’une certaine admiration, m’a-t-il semblé, face au culot de son sujet, qu’il compare au romancier, dont il a à la fois les qualités -force, fantaisie, mémoire, amour des mots et imagination- et l'insatisfaction puisque c’est cette dernière, prétend Javier Cercas, qui pousse l’écrivain, insatisfait de sa vie et de la vie en général, à la refaire selon son désir. Sauf que ce qu’a fait Enric Marco est permis dans les romans, mais pas dans la vraie vie.
Il reconnait en lui un homme aussi horrible que génial, dont l’ultime énigme est autant sa normalité absolue que son caractère exceptionnel : Enric Marco est finalement "ce que nous sommes, mais de façon plus exagérée, plus grande, plus intense, plus visible".
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nathalie