LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"San Perdido" – David Zukerman

"(…) peut-on avoir une morale lorsqu’on vit à San Perdido, ville oubliée de Dieu, royaume du marché noir et de la prostitution ? Ici, on dit souvent qu’une journée, si belle soit-elle, finit toujours par s’obscurcir".

République du Panama, 1946.

Dans la décharge de San Perdido survolée par les cormorans, des femmes et des enfants, poussés par la faim hors du bidonville de Lágrima, fouillent en quête de déchets comestibles ou de trésors à revendre. La vieille Felicia, doyenne de cet univers d’immondices où elle a installé des décennies auparavant sa bicoque faite de bric et de broc, assiste à une apparition aussi soudaine qu’étrange. Un enfant d’à peine dix ans, qui semble sortir de la jungle inhabitée, parcourt les lieux d’une démarche tranquille et assurée. Il est pieds nus, muet, doté d’un regard bleu extraordinairement perçant ; il se construit un abri, à quelques pas de la baraque de Felicia. Une relation s’instaure entre l’octogénaire, surnommée La Ghanéenne et l’enfant, lui aussi à la peau noire, qu’elle appelle bientôt La Langosta, en raison de la force surnaturelle qui semble habiter les mains disproportionnées de son protégé. Quoique protégé n’est sans doute pas le terme idoine, le gamin se débrouillant très bien tout seul. Ils se comprennent sans mots, ont peu de contacts, mais se rendent des services mutuels.

Depuis la construction du canal de Panama par les Etats-Unis, qui y ont une concession à perpétuité, le pays s’est ouvert à un capitalisme forcené. La richesse afflue pour ceux qui savent négocier, et les dirigeants du pays apprennent vite à le faire, même au niveau local, ne laissant que des miettes à une population plombée par la misère et l’insécurité, les viols et meurtres d’enfants faisant quasiment partie du quotidien. San Perdido vient justement d’accueillir un nouveau gouverneur -Lamberto-, le quinzième depuis l’indépendance du pays en 1903. Il faut dire que le métier est risqué, plusieurs de ses prédécesseurs ayant fini assassinés. Ses promesses de moderniser San Perdido ne font pas illusion, il n’y a aucune raison pour que celui-là soit moins corrompu que les autres. Lamberto est par ailleurs obnubilé par un appétit sexuel hors normes, qui sera pour l’anecdote à l’origine d’une épidémie de blennorragie sévissant aussi bien au sein des grandes familles du plateau Del Sol que parmi les cuisinières, chanteuses, actrices, et autres secrétaires de San Perdido.

N’ayant rien à attendre de leurs politiques, si ce n’est d’être sacrifiés (parfois au sens propre du terme) à leurs ambitions personnelles, les laissés-pour-compte de la Ville basse ont créé pour survivre la "Chaîne", un réseau de confiance et de solidarité. Mais cela ne suffira pas à contrer la violente montée de cupidité et de désespoir occasionnée par l’arrivée au pouvoir de Lamberto que pressent le vieux cimarrón* Rafat. Ainsi, ce dernier a muri un plan, dont La Langosta pourrait bien être est le pivot. En attendant son éventuelle concrétisation, nous croisons la route d’Hissa, gamine des rues à la sublime beauté noire, vendue par sa "tutrice" à la maison de Santa Clara, bordel de luxe tenu par Madame, une eurasienne au gracieux visage de porcelaine, dotée d’une intelligence froide et d’une élégance inspirant un respect immédiat ; celle du Docteur Portillo-Lopez, homme sans libido et étonnamment dénué de toute ambition matérielle ; ou encore celle de Carlos Hierra, rusé conseiller du gouverneur aux dents longues…

La mise en scène de ces nombreux personnages, attachants ou repoussants, grotesques ou effrayants, en tous cas chacun marquant et singulier (on y trouve notamment de belles figures féminines), crée une agréable dynamique, étoffant une intrigue palpitante, et par ailleurs baignée d’une ambiance prégnante. Le lecteur est immergé dans un univers à la fois sordide et animé, au cœur de l’atmosphère caribéenne propre à San Perdido, due au mélange de cultures anciennes de la côte et au métissage de ses habitants. Il navigue ainsi du luxueux palais du gouverneur aux rues de quartiers populaires, porté par les odeurs de rhum, de vin de palme, d’oignons frits et de poisson mariné, au son du cliquetis des rideaux de perles pendant devant les portes, ceux des bordels ne cessant de bruire.

Le tout est enrichi d’un subtil parfum de surnaturel, qui semble émaner de la jungle moite jouxant la ville, domaine des légendaires cimarrón* où résonnent incessamment les cris des singes capucins.

Une belle réussite.


Une idée piochée chez Kathel (un grand merci !), qui me permet d’ajouter le Panama à la liste des pays explorés à l’occasion de cette édition du Mois Latino, bien que l’auteur soit français (mais je n’ai pas trouvé d’auteur panaméen traduit).

*Pour en savoir plus sur les cimarrón du Panama, cliquer ICI.

Commentaires

  1. Bien joué ! Ce roman permet au moins une incursion au Panama. Je n'ai pas trouvé non plus d'auteurs panaméens à part une anthologie intitulée "Poésie panaméenne du XXe siècle" éditée par Olver Gilberto De Leon (maître de conférence à Paris IV-Sorbonne) chez Patino ... et donc sans doute très difficile à trouver.

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  2. Métissage, personnages attachants ou repoussants, univers sordide et animé .... Bref, c'est pour moi ça !

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    1. Il devrait te plaire, les personnages sont bien campés, il y a en effet de la noirceur mais aussi un beau souffle romanesque... un roman bien équilibré, en somme.

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  3. C'est le vrai défi cette histoire d'écrivains panaméens : j'ai cherché aussi bien sûr, et je n'ai pas trouvé... mais que font les éditeurs français !

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    1. Le futur bilan du Mois latino le montrera bien : seuls les "grands" pays latino exportent leur littérature de manière significative (Argentine, Chili, Mexique, Brésil, Colombie). Pour l'Equateur, l'Uruguay, le Paraguay ou le Salvador, on trouve quelques auteurs, mais pour le Panama, le Honduras, Belize, ou même la République dominicaine, c'est impossible (à moins de lire en VO)..

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    2. Pour la République Dominicaine il y a Julia Alvarez qui est très bien. Elle est traduite.
      Je pense à un auteur Luis do Santos,(Uruguay ) avec un roman L’enfant du fleuve. Rien de sulfureux ici. Une histoire touchante.

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    3. Oui, c'est vrai que j'avais noté Julia Alvarez pour la République Dominicaine... à découvrir l'année prochaine !

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    4. Oups ! Merci Carmen. Il se trouve que j'ai un roman de Julia Alvarez dans ma PAL intitulé "Au-delà". J'ai vu que son œuvre était traduite de l'Américain et qu'elle est née aux Etats-Unis. du coup, je n'ai pas cherché plus loin. Tant pis, je n'aurai pas le temps de le finir avant la fin du mois Latino.

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    5. Ce sera pour l'année prochaine !!

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  4. Je suis contente de retrouver ce roman au cours du mois latino, et plus encore, que tu aies apprécié cette lecture !

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    1. J'avoue que je ne m'attendais pas à l'aimer autant, j'avais même failli m'en débarrasser sans le lire, lors d'un déstockage de pile à lire.. cela aurait été dommage !

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  5. Quelle horreur ces pays qui sont toujours sous la domination des capitalistes américains et de dictateurs absolument immondes qui leur servent de valets !

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    1. Le roman décrit bien ces accointances, et leurs conséquences désastreuses sur la population... il se déroule il y a plusieurs décennies, mais je ne suis malheureusement pas sûre que cela ait vraiment changé...

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  6. Un auteur français, pour une ambiance latino (qui ne m'attire pas plus, d'après ce que tu en dis)

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  7. alléchant, surtout si le parfum du surnaturel est vraiment subtil :)

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    1. Oui, l'aspect surnaturel est surtout anecdotique, et permet d'exhausser la dimension romanesque du récit (mais je n'en dis pas plus..).

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  8. Voilà qui pourrait bien me plaire ! merci pour la découverte avec cette belle chronique.

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    1. N'hésite pas, c'est un très bon roman, dépaysant, plein de rebondissements et de personnages atypiques...

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  9. j ai bcp aime ce roman très original bien écrit qui respire l optimisme ça fait du bien tout en faisant réfléchir et on aimerait un autre livre du même acabit
    a bientôt shf

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    1. Oui, ce texte haut en couleurs dégage une énergie particulière. David Zukerman a écrit depuis un autre roman, Iberio, que je n'ai pas lu, j'ignore donc s'il est aussi bon que celui-là.
      Et merci pour votre visite !

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