"Le dictionnaire khazar" - Milorad Pavić
"(…) tout écrivain peut, sans se fatiguer, tuer son héros en deux lignes. Mais pour tuer le lecteur, un être humain en chair et en os, il suffit de le métamorphoser un seul instant en personnage du livre, en héros de la biographie. Ensuite, c'est facile…"
Ça commence bien, n'est-ce pas ? On se croirait dans "Le Nom de la rose"…
Comme son nom l’indique, l’ouvrage n’est d’ailleurs pas vraiment un roman -bien qu’il soit éminemment romanesque- mais plutôt un "Lexique en 100 000 mots", ainsi que le précise son sous-titre. Un lexique qui a pour sujet l’étude d’un événement aussi fameux que mystérieux qui eut lieu au VIIIe ou IVe siècle : la polémique khazare. Peuple guerrier et nomade venu d’Orient, les khazars, portés par des vents mâles -ceux qui n’amènent jamais la pluie- s’installèrent du 7e au 10e siècle sur un territoire situé entre la mer Caspienne et la mer Noire, où ils représentèrent une ethnie puissante et indépendante.
Mais ce n'est pas tant des Khazars qu'il est ici question que de ceux qui firent de ce peuple un objet d'étude et de recherche souvent obsessionnel, notamment autour de la polémique évoquée ci-dessus, suite à laquelle ce peuple et leur Royaume disparurent de la scène historique. Car elle fut à l’origine de l’abandon de leur antique religion au profit de l’une (on ignore laquelle) des trois pratiquées alors comme aujourd’hui : le judaïsme, l’islam, ou le christianisme. L’ignorance quant au choix de celle qui fut adoptée par les khazars donnerait aujourd'hui encore lieu à de nombreux débats.
Le dictionnaire réunit les informations collectées au cours de cette quête sur les matériaux les plus divers, parfois même immatériels : noms inscrits sur des bagues anciennes, motifs gravés sur des jarres de sel, correspondances diplomatiques, rapports d'espions, testaments, voix des perroquets des bords de la mer Noire dont on croyait qu'il parlait la langue khazare, peau humaine tatouée... Il est subdivisé en trois sources matérialisées par trois "livres" successifs (le rouge, le vert et le jaune) : chrétienne, hébraïque, et islamique, qui évoquent la conversion des khazars vers la religion de chacune d’entre elles. Les multiples entrées que ces sources contiennent se croisent, se répondent, parfois se contredisent ou se complètent. Les noms et notions qui se retrouvent dans les trois livres font l’objet d’entrées distinctes, où leurs trois "définitions" sont présentées simultanément.
Proposant diverses possibilités de lecture, ce roman-énigme censé venir de la fin des âges constitue un formidable cadeau pour le lecteur, qui peut le lire d’une traite ou comme un dictionnaire, en cherchant un nom puis se laissant guider au fil des renvois signalés par des astérisques en forme d’étoile, de lune ou de croix. Il peut aussi, précise l’auteur, le lire comme il traverserait une forêt, ou comme il mange, "en se servant de son œil droit comme d'une fourchette et de son œil gauche comme d'un couteau et en jetant les os par-dessus l'épaule". Et peu importe, car la promesse reste la même : celle de délicieusement s'égarer, de devoir défricher son propre chemin, créant ainsi son propre livre comme "dans une partie de dominos ou de cartes, recevant de ce dictionnaire (…) autant qu'il y investira car on ne peut recevoir de la vérité plus qu'on y a mis".
On y pénètre un monde qui n’est pas sans évoquer les Mille et une nuits, épique et légendaire, imprégné de surnaturel. On y chemine aux côtés d’une secte de chasseurs de rêves aptes à lire ceux d'autrui et à y élire domicile, d’une princesse khazare incapable de mourir et qui aurait possédé sept visages, d'un mercenaire ayant créé l’un de ses fils à partir de boue à laquelle il a insufflé la vie. On y croise le Diable, qui travaille comme calligraphe dans un monastère, des jeunes filles dont l'ombre sent la cannelle, des vampires ou des biographes de Saints chrétiens, des philosophes musulmans… On traverse les siècles au fil d’épisodes historiques ou anecdotiques, parfois sanglants, parfois sensuels, marqués de miracles autant que de malédictions. Les oracles y foisonnent, et les mythes religieux se mêlent aux légendes païennes dans ce texte protéiforme qui prend par moments des allures de traité philosophique.
C’est un récit mouvant qui se réinvente à chaque version, comme cherchant, à travers de multiples vérités, l’inatteignable vérité.
Oh mais ça m'a l'air d'être un OLNI, au moins à tenter, quoi.
RépondreSupprimerOui, c'est ça, un OLNI, et c'est pour toi ! Je sais que tu avais aimé "L'univers de carton", on est là un peu sur le même principe, même si le sujet et l'univers sont complètement différents...
SupprimerL'univers de carton!!! Oh yes!
SupprimerQuelle belle trouvaille ! Ce livre est un ovni : à la fois labyrinthique et captivant. C'est typiquement le genre de livre à emporter sur une île déserte.
RépondreSupprimerIl traînait depuis des années sur mes étagères, et me faisait un peu peur... alors que cette lecture a été un vrai plaisir. On s'y perd un peu, mais ça fait partie du divertissement...
SupprimerJe me demande si je n'ai pas essayé de le lire ou du moins j'en ai fortement entendu parler (je suis clairement dans la cible, ne le nions pas, après avoir lu Les Écrivains nazis en Amérique). Faudrait que je fouille dans les vieux cartons pour m'y remettre. La forme de ces livres peut parfois rebuter (un dictionnaire) mais si l'on est pris par le projet alors...
RépondreSupprimerEt comment l'as-tu lu toi ? Du début à la fin ou d'articles en articles ? Tu ne nous dis pas !
nathalie
Oui, retente ! Au-delà de la forme, ludique et originale, le contenu a par ailleurs tout pour te plaire..
SupprimerJe l'ai lu de manière linéaire, par crainte de louper des passages (alors que j'avais lu Marelle dans le désordre, mais c'était préconisé par l'auteur).
Exactement le genre de livre qui peut me rebuter par sa forme ... Je ne suis pas le coeur de cible ;-)
RépondreSupprimerL'aspect "fragmenté" lié à la forme peut sans doute gêner, mais c'est un réel plaisir que de se plonger dans la plupart des "définitions", historiettes à part entière... On peut aussi le voir comme une manière originale de décliner le recueil de nouvelles...
SupprimerComme Aifelle, j'aime les formes de romans plus classiques. Et ma médiathèque aussi, apparemment, ils ne connaissent pas. ;-)
RépondreSupprimerJe n'ai pas l'impression que ce livre ait fait l'objet d'une large diffusion, mais c'est dommage.. Ceci dit, il vaut mieux en effet être amateur de structures inhabituelles... c'est un auteur qu'on rapproche régulièrement de Borges, dont il est un grand admirateur, ce que confirme de manière évidente la lecture de ce titre.
SupprimerOuhlala mais je sens que c'est pour moi ça ! Je me perdrais volontiers dans ce roman-énigme qui est en fait un lexique bien que romanesque.^^ Pas sûre de le trouver à la bibli par contre. Je vais fouiner.
RépondreSupprimerOui, clairement, comme Keisha, tu es la cible idéale !! Si ta bibli ne l'a pas, tu peux peut-être lui en suggérer l'acquisition (la médiathèque de ma ville accède généralement à ce genre de requêtes)..
SupprimerVoilà une contribution très originale, merci pour cette chronique et la vidéo qui permet de découvrir l'objet de façon concrète !
RépondreSupprimerJ'espère que cela donnera envie à de nombreux lecteurs, il serait injuste que ce titre reste méconnu...
SupprimerTu va devenir une spécialiste :-) de la littérature de l'europe de l'Est.... Je note, j'aime bien la forme de cet ouvrage...
RépondreSupprimerSpécialiste, tu y vas fort !! :) mais c'est une littérature que j'apprécie généralement... ceci dit, je suis souvent guidée dans mes choix par les conseils de lecteurs et lectrices très recommandables et bien plus experts que moi (je pense notamment à Passage à l'Est!, bien sûr !).
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