"Rivage de la colère" - Caroline Laurent
"... il n’y a malheureusement pas que des oiseaux sur l’île, il y a aussi des "hommes Tarzan", des "vendredis" aux origines obscures".
L’archipel des Chagos est constitué de trois îles perdues au large de l’océan Indien : Peros Banhos, Salomon et Diego Garcia. C’est sur cette dernière, "langue de sable exagérément plate", que débute l’intrigue. Les chagossiens qui peuplent ces lieux sont d’anciens esclaves déportés de Madagascar.
Nous sommes en 1967. La vie sur Diego Garcia offre une image paisible. L’archipel est à cinq jours de bateau de l’île Maurice, dont il dépend. Ainsi isolés, les iliens vivent en osmose avec une nature qui leur fournit directement leurs principales ressources, vivent dans des cases et se contentent de peu. La plupart sont illettrés : dès qu’ils sont en âge de travailler, les enfants aident leurs parents à la pêche ou à la grande exploitation de cocotiers qui emploient la majorité des chagossiens, et dont la production d’huile de coprah est exportée chaque année par tonnes vers Maurice et le reste du monde.
C’est là que travaille Marie-Pierre Ladouceur, belle jeune femme qui va toujours pieds nus, ces pieds qui lui donnent quelques complexes depuis qu’un de ses amants les a comparés à des pirogues. Elle se sait malgré tout jolie, et elle a d’ailleurs eu l’occasion d’éprouver sa séduction à plusieurs reprises, pour preuve sa petite Suzanne, trois ans, dont elle ne sait qui est le père, mais sur les Chagos, ça n’a guère d’importance ; l’amour y est souvent libre, les hommes n’y sont généralement pas des pères, et encore moins des maris.
Gabriel, lui, est mauricien, issu de la petite bourgeoisie créole. Jeune homme cultivé, il doit ravaler ses rêves de départ pour Londres et d’après-midi paresseuses consacrées à la lecture pour seconder l’administrateur de Diego Garcia, Mollinart, dont il devient le secrétaire. Il abandonne sa jeune sœur de quatorze ans à l’acariâtre autorité de leur veuf de père, qu’il déteste. Il ignore tout de ce désert au milieu de l’océan où il part pour plusieurs années, et sur lequel il découvre une communauté animée, simple et accueillante, exhibant une sensualité naturelle, dénuée de toute fausse pudeur ou de toute perversité, ainsi que l’irrésistible charme de Marie, auquel il succombe immédiatement. Et c’est réciproque.
Leur amour, aberration aux yeux d’une société fortement marquée par une hiérarchisation sociale et ethnique -noire, ouvrière, fille-mère et illettrée, Marie n’est pas a priori une femme pour Gabriel-, profite de la liberté de mœurs chagossienne pour s’épanouir. L’Histoire, sur l’impulsion de la cupidité et de la fourberie des hommes, va venir compromettre la tranquillité de cette idylle, et bouleverser de manière définitive la vie des natifs des Chagos…
Après cent-cinquante-sept ans de présence coloniale britannique, la communauté indienne de l’île Maurice fait pression derrière son leader Ramgoolam pour obtenir l’organisation d’un référendum, avec succès. L’accession à l’indépendance est votée, Ramgoolam devient le premier dirigeant de la République mauricienne. Ce que la plupart ignore, c’est qu’un sacrifice a permis cette indépendance, celui de l’archipel des Chagos, dont le détachement de l’île Maurice a été négocié avec les Britanniques. En cette période de guerre froide, les trois îles représentent un emplacement stratégique, à l’origine d’un accord secret entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis qui, devenus locataires de Diego Garcia pour une durée de cinquante ans, projette d’y installer une base navale.
La suite, je vous laisse la découvrir, j’ai déjà été bien (trop) bavarde, mais comme vous le soupçonnez sans doute, elle est marquée par la violence de l’injustice et du mépris dans lequel ont été considérés ces habitants des Chagos, qui n’ont compté pour rien face aux intérêts et à l’hégémonie des grandes puissances occidentales.
"Rivage de la colère" est aussi l’histoire du combat mené par ces laissés-pour-compte pour retrouver leur terre et leur dignité, et tenter non pas d’obtenir réparation (puisque c’est impossible), mais au moins la reconnaissance du préjudice subi. Un combat bien long, comme en témoignent les passages exprimant la voix d’un de nos contemporains qui le perpétue suite à une promesse faite à sa mère. Car ce n’est pas fini : les Chagos sont aujourd’hui encore administrés par le Royaume-Uni mais revendiquées par Maurice. Seul Diego Garcia est habité, par des militaires américains, des fonctionnaires britanniques et des travailleurs sous contrat.
Bien que fictionnel, le récit de Caroline Laurent est très fidèle à la réalité historique, et s’inspire d’une véritable figure de la lutte chagossienne, Rita Elysée Bancoult.
Tu en dis plus que Kathel ! quand on voit certains pays donner des leçons à d'autres alors qu'eux-mêmes se comportent comme des voyous .... soupirs, soupirs.
RépondreSupprimerNos billets se complètent bien = j'en dis plus sur "l'avant", et Kathel est plus explicite sur ce qui se passe une fois l'indépendance votée. Je n'avais déjà pas d'illusion sur l'exemplarité de ces "grandes" nations qui comme tu l'écris, aiment se faire donneuses de leçons, cette lecture n'a fait qu'ajouter un épisode à la liste de leurs exactions...
SupprimerJ'ai vu le billet de kathel, en effet ça m'a l'air une histoire à connaitre
RépondreSupprimerOui, vraiment, c'est un épisode méconnu de l'histoire de la décolonisation qu'il est d'autant plus important de faire connaître que la reconnaissance de l'injustice et de la violence subies par les chagossiens n'est toujours pas effective...
SupprimerCe roman très émouvant éclaire parfaitement sur la terrible histoire des îles Chagos. J'ai été moins convaincue par le versant romanesque, mais bon, ces personnages de fiction mettent en avant une bonne cause, celle des Chagossiens.
RépondreSupprimerComme je l'ai écris chez toi, j'ai été au départ un peu prise à froid par cet aspect romanesque moi aussi, mais cela n'a pas duré très longtemps.. une lecture très instructive, mais bien triste...
SupprimerJ'ignorais aussi ce pan de l'histoire. J'apprécie beaucoup ce type de romans qui rendent des thèmes difficiles plus abordables. Tu sembles avoir été très touchée par le destin des protagonistes.
RépondreSupprimerOui, cette histoire est révoltante, et sans doute que l'aspect romanesque, au départ un peu trop prédominant, permet de poser précisément les personnages et de nous les rendre attachants, ce qui renforce l'intensité avec laquelle on ressent, à la lecture, l'injustice subie...
SupprimerQuelle histoire terrible !
RépondreSupprimerOui, et c'est récent finalement = qu'à la fin des années 60, des individus censément instruits et "civilisés" en arrive encore à qualifier d'autres "d'hommes Tarzan"... les plus "sauvages" ne sont hélas pas ceux que l'on désigne comme tels !
SupprimerTrès belle chronique, c'est intéressant !
RépondreSupprimerJe note !
Je suis ravie si cette lecture permet de diffuser un peu ce titre édifiant...
SupprimerRepéré chez Kathel aussi. En effet, ça semble valoir le détour pour tout le contexte historique de l'époque dans ces coins du monde peu mis en avant.
RépondreSupprimerOui, rien que pour sa thématique, il est vraiment à lire. C'est effarant et révoltant, ce qu'on y apprend...
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