"Le territoire sauvage de l’âme" - Jean-François Létourneau
"… il veut transmettre l’histoire d’un silence qui s’est fait, entre le Nord et ici."
D'abord celui d’un "tu" s’adressant à Guillaume, enseignant fraichement diplômé qui part en poste dans un endroit d’où on ne peut sortir qu’en avion, un village où il ne connait personne, là-haut dans le Nord, pays mythique, enneigé, infini, grand terrain de jeu pour les anthropologues, les biologistes et autres ethnologues.
C’est aussi la terre des Inuits. Pour Guillaume, un autre monde.
Les politiques de sédentarisation successives imposées à ce peuple initialement nomade l’ont fait échouer là, dans ce genre de village du bout du monde dont l’épicerie vend des Big Mac congelés, du lait et du jus d'orange à des prix exorbitants, denrées remplaçant le gibier que les chiens de traineaux les aidaient à traquer jusque dans les années 1950, quand leurs bêtes furent abattus sous prétexte qu’elles étaient malades et menaçaient la sécurité des villageois (en réalité le meilleur moyen de forcer ces populations à l’immobilité). Les enfants du Nunavik sont scolarisés en inuktitut jusqu’en quatrième année de primaire, leurs parents devant ensuite choisir l’anglais ou le français. Le taux de décrochage scolaire témoigne d’un système qui répond plus aux besoins du sud qu’à la réalité du Nord.
L’apprivoisement est progressif. Les élèves se moquent de Guillaume, de ses réflexes inadaptés de gars du sud. Lui est incapable de prononcer leurs noms de famille, a du mal à comprendre leur humour rigolard. C’est grâce au sport qu’il finit par trouver sa place dans la petite communauté. Ses talents de hockeyeur lui permettent d’intégrer l’équipe locale. En patinant avec les oncles, les pères, les cousins de ses élèves, il apprend les codes, se familiarise avec la langue, accompagne ses nouveaux concitoyens à la chasse au caribou. L’absentéisme scolaire diminue.
Au-delà des analyses psychologiques, anthropologiques, des cris d’alarme des travailleurs sociaux, des fantasmes romantiques de la littérature, Guillaume découvre l’esprit du nord dans le rire de ses élèves.
Mais si, avec le recul, cette expérience lui fera remettre en question le récit de ses propres origines -c’est-à-dire celui d'ancêtres qu'ils voient dorénavant davantage comme des colons brutaux que comme de fiers aventuriers-, il sait malgré tout qu’il lui manquera toujours quelque chose pour vraiment saisir ce que signifie vivre et surtout grandir dans le Nord.
Le second temps est celui d’un "il" qui nous fait retrouver Guillaume quelques années plus tard. Il est dorénavant marié, père de deux enfants. Il a pris "une sabbatique", pour prendre le temps justement, celui de raconter des histoires à ses enfants, comme l’a toujours fait son père, homme malcommode qui faisait son bois de chauffage et ne sortait jamais sans sa carabine, mais qui surtout racontait des tas d’histoires qui ont nourri et émerveillé son enfance. Ça coulait comme un poème, faisant surgir les images, naître des sensations…
Il leur parle de leurs grands-parents, de sa mère qu’il n’a pas connue, de l’amour de leur grand-père pour le bois, de ses anciens élèves de Kuujjuaq, de la beauté violente du froid extrême. Il le fait dans la tente de prospecteur qu’il a montée sur leur terrain où il a fait construire la maison familiale, dans les bois mais pas trop loin de la ville.
Dormir dans une tente avec ses enfants, les abreuver d’histoires qui disent en filigrane ce qui a été perdu avec la modernité, la vitesse et la frénésie consumériste… il a imaginé que c’était là l’ultime moyen de se reconnecter à la vie, à l’énergie sauvage des origines, quand on pistait les animaux, qu’on savait identifier le chant des oiseaux. Mais n’est-ce pas vain, quand on constate l’inéluctabilité du progrès de la destruction, les bois rasés et les étangs à grenouilles comblés au profit de nouvelles routes et de nouvelles habitations ? Et n’est-ce pas hypocrite, quand on se dit amoureux de la nature et des grands espaces, mais que l’on veut y vivre dans le confort, participant ainsi soi-même à l’étalement urbain ? Il sera en partie responsable de la perte que subiront ses enfants, et n’aura à opposer à leur tristesse et incompréhension que le silence du Nord et le souvenir de la tente sous la prucheraie*.
Cela a l'air beau, mais ce n'est jamais facile à lire, même si celui-ci a l'air plutôt d'un ton apaisé. Amer et mélancolique, mais pas trop cruel. J'avoue que selon les moments je peux avoir du mal (et j'ai bien conscience de faire ma chochotte privilégiée en disant cela).
RépondreSupprimernathalie
Tu résumes bien, c'est tout à fait ça, mélancolique mais pas non plus désespéré disons.. je dois être chochotte aussi, car comme toi, il peut m'arriver d'être très perméable à ce genre de texte, qui peut aller jusqu'à me faire tomber dans une sorte de déprime...
SupprimerC'est intéressant cette histoire en deux parties qui font réfléchir différemment. Je ne connais pas cet auteur, je note.
RépondreSupprimerJe pense qu'il peut te plaire, c'est très joliment écrit.
SupprimerIl y a vraiment des pépites à découvrir aux éditions de l'Aube
SupprimerJe découvre personnellement cette maison d'éditions avec ce titre, mais à creuser, oui, du coup...
SupprimerJe suis hésitante, ce roman pourrait me plaire, mais en choisissant le bon moment, pour éviter la déprime... et puis les histoires dans l'histoire (il y en a dans la deuxième partie, non ?) je sais que ça ne me convient guère...
RépondreSupprimerNon, ce ne sont pas vraiment des histoires dans l'histoire, ce qu'il raconte à ses enfants est évoqué plutôt que retranscrit, et de manière très brève. Cette seconde partie est hantée par ses interrogations sur le monde que nous laissons à nos enfants, mais aussi est un hommage à une nature qu'il dépeint avec beaucoup de poésie, sans jamais tomber dans l'excès de lyrisme. Tu devrais essayer !
SupprimerIl me tenterait bien mais moi aussi je crains la déprime ... Chochotte moi aussi à mes heures ... J'ai abandonné il y a peu un documentaire pourtant passionnant sur la disparition de la culture inuit et la misère sociale et culturelle à laquelle est acculée une bonne partie de la population du Grand Nord, le dilemme du confort. J'avais trop envie de pleurer.
RépondreSupprimerJ'ai lu sur le même thème des lectures bien plus tristes... la manière dont sont présentés les inuits, dans ce contexte où c'est lui, finalement, qui devient ici la minorité, y est sans doute pour beaucoup. Les contacts qu'il a avec eux sont essentiellement sportifs ou scolaires, il ne rentre pas véritablement dans leur intimité. Pas de descriptions, ici, des ravages de l'alcoolisme, de la précarité..
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