LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le vin de Paris" - Marcel Aymé

"Regardez-moi ces gueules d'abrutis, ces anatomies de catastrophe. Admirez le mignon, sa face d'alcoolique, sa viande grise et du mou partout, les bajoues qui croulent de bêtise. (…) Et l'autre rombière, la guenon, l'enflure, la dignité en gélatine avec ses trois mentons de renfort et ses gros nichons en saindoux qui lui dévalent sur la brioche."

Ayant appris lors de l’organisation de cette LC que Marcel Aymé était l’auteur de "La traversée de Paris", je me suis aussitôt mise en quête de ce titre, motivée par le souvenir positif, bien que flou, de son adaptation cinématographique. J’ignorais qu’il s’agissait d’une nouvelle, incluse dans un recueil intitulé "Le vin de Paris", qui regroupe huit textes.

Le premier, "L’indifférent", écrit à la première personne, plonge dans une ambiance de film noir délicieusement surannée. Les filles ont des "jolies figures de peaux de vache", des "déhanchements de pierreuse", les dialogues sont empreints de sarcasme et de second degré.
Le narrateur s’y exprime sur un ton goguenard, joue les durs. L’homme est vif, peu impressionnable et a un solide sens de la répartie. A sa sortie de prison, sur les recommandations d’un de ses codétenus, il va trouver un certain "Médé clin d’œil" en quête de travail, "d’une occupation qui (le) préservât contre une certaine disposition à l’indifférence", au "fond de laquelle il sent clairement une vocation de clochard". Son incapacité à éprouver tout sentiment, envers ses semblables comme envers lui-même, révèle une nature cynique et désabusée, convaincue du peu de valeur de l’humanité.

"La traversée de Paris", nous fait suivre un duo étrangement assorti. Martin, habitué du marché noir et Grandgil, qu’il a rencontré l’après-midi même dans un café, ont huit kilomètres à faire à pieds, de nuit, par un vent glacial, dans le Paris nocturne de l’Occupation patrouillé par les flics et les Fritz, pour livrer un cochon coupé en morceaux placés dans des valises. Le périple, déjà dangereux, est rendu d’autant plus inquiétant par la personnalité mystérieuse de Grandgil qui révèle, sous ses apparences d’homme fruste et secret, un entêtement agressif et des emportements aussi volubiles que menaçants. Provoquant chez le lecteur, par son insondable noirceur, un effroi que ne compense pas vraiment l’hilarité que suscite la gouaille féroce de certains passages (Cf. la citation qui ouvre le billet), c’est sans conteste le texte le plus remarquable du recueil.

Les textes suivants, plus fantaisistes, voire colorés de surnaturel, sont par conséquent plus légers, même si l’auteur y pointe toujours avec férocité les travers de ses semblables, en dressant un portrait peu flatteur, et même désespérant.

Dans "La grâce", un homme re révèle si pieux et si charitable que Dieu l’affuble d’une auréole de son vivant, au grand dam de sa femme, qui, craignant démesurément le qu’en dira-t-on, lui enjoigne de se débarrasser de ce ridicule attribut. Or, son mari a beau s’adonner à des péchés de moins en moins véniels, l’auréole persiste. 

Comme son titre l’indique, la transgression est aussi au rendez-vous dans "La fosse aux péchés", nouvelle loufoque et sans grand intérêt où les passagers d’un paquebot se retrouvent en enfer pour expier leurs péchés après avoir vendu leurs âmes au Diable en échange d’un veau d’or.

"Dermuche" évoque le cas de conscience de l’administration judiciaire lorsque qu’un simple d’esprit condamné à mort pour un triple meurtre, se métamorphose en nouveau-né : ce dernier doit-il être considéré comme coupable ? 

"Le faux policier" met en scène un comptable qui vole, à ses heures perdues, les biens de personnes auprès desquelles il se fait passer pour un représentant de l’ordre. Les gains censés, au départ, lui permettre de nourrir sa famille, ce à quoi son salaire d’employé ne suffit pas, deviennent bientôt insatisfaisants pour sa femme, prise d’envies de luxe. 

"La bonne peinture" clôt le recueil sur une note que la la personnalité de son héros rend plus positive. Lafleur, artiste humble et discret, révolutionne le monde de la peinture en élaborant, en toute inconscience, des tableaux qui, littéralement, nourrissent. Les contempler provoque une satiété qui dispense de consommer quelque aliment. La nouvelle se répand, suscite convoitises et spéculations, ce qui contrarie le peintre, qui aspire à une vie tranquille, entouré de ses amis.

J’ai trouvé le recueil un peu inégal ; j’en ai préféré les deux premiers textes, qui sont les plus sombres, mais aussi les plus prégnants. J’ai toutefois ri aussi, en découvrant les manifestations parfois délirantes de l’imagination de Marcel Aymé, qui paradoxalement ne semblent jamais insensées, car mises au service d’un propos qu’en caricaturant parfois, elles rendent d’autant plus éloquent. Les intrigues évoquent la mesquinerie et la cruauté des individus, décrivant, des profits tirés du malheur des uns aux dénonciations envoyant les autres à la mort, toute la palette des petitesses et des compromissions abjectes que révèle de manière criante le contexte de la Guerre et de l’Occupation.


Un autre titre pour découvrir Marcel Aymé : La jument verte

Une lecture commune autour de Marcel Aymé, co-organisée avec Marilyne, qui a lu Uranus.
Le Bouquineur a lu Brûlebois
Sibylline a lu Le bœuf clandestin
Passage à l'Est! a lu La jument verte
Keisha a lu Le passe-muraille


Commentaires

  1. En lisant mon billet je vois que je l’avais trouvé assez sombre. Une peinture de la société à la fois absurde et indifférente.
    Nathalie

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    1. Mais c'est vrai qu'il est sombre : même quand il adopte le ton de la farce, c'est pour pointer du doigt les aspects les moins reluisants du genre humain (seul le peintre Lafleur sort du lot)...

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  2. On s’amuse souvent avec Marcel Aymé, rire légitime, rire jaune, rire honteux etc. Bref, plein de bonnes raisons pour y revenir régulièrement !

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    1. Oui, parce qu'on sent qu'il s'amuse beaucoup lui aussi. Certains passages ont littéralement déclenché une crise de fou rire...

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  3. J'ai lu un autre titre de nouvelles, mais je retrouve certaines impressions. Mon billet paraîtra après un roman épistolaire, tout s'est bloqué sur la même période. J'en profite pour retrouver qui a organisé cette LC, je ne l'avais pas noté. ^_^

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    1. J'attends ton billet avec impatience !

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    2. Il est là!
      https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2023/06/le-passe-muraille.html

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  4. Moralité de cette intéressante LC (vous avez tous choisi des titres différents) : on ne lit pas assez Marcel Aymé.

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    1. Oui, on s'est lancé avec Marilyne dans une entreprise d'exhumation de certains "classiques" un peu oubliés.... Après Mauriac et Aymé, le prochain sera sans doute Giono !

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    2. Génial Giono et surtout cette idée de remettre à l'honneur ces grands écrivains un peu oubliés. Je suis partant pour de nouvelles LC de ce genre....

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  5. Je garde un grand souvenir de La traversée de Paris ( et donc petite déception avec l'adaptation cinématographique vue ensuite, malgré les grands acteurs ), et du fantastique de La bonne peinture. Bien d'accord avec Sandrine, l'oeuvre foisonnante de Marcel Aymé a beaucoup à offrir. Je poursuis la lecture.

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    1. J'ai adoré le texte, très noir, et en même temps à l'origine de bouffées de rire que je ne suis pas prête d'oublier... (c'est tout de même très fort, ça !!). Je ne garde pas un souvenir assez précis du film pour le comparer avec le texte mais il me semble en effet qu'il n'était pas aussi cruel...

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  6. " les manifestations parfois délirantes de l’imagination de Marcel Aymé, qui paradoxalement ne semblent jamais insensées," Exactement ça ! La folie qui touche juste :-D

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    1. Cette loufoquerie est un plaisir la plupart du temps (ça tombe parfois un peu trop dans le n'importe quoi), que renforce le fait que l'auteur s'en serve pour se livrer à un jeu de massacre aussi rigolard que féroce..

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  7. je trouve cet auteur très vieilli je n'arrive pas à le relire. En revanche , je le remercie d'avoir si bien défendu le patrimoine français

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    1. Il y a parfois un côté désuet dans ces textes, mais il m'a plus séduite que rebutée, j'ai trouvé qu'il permettait d'installer une atmosphère à l'unisson de l'univers dépeint.

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    2. Tout à fait d’accord avec toi, « vieilli » ne me semble pas du tout adapté à Marcel Aymé.

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  8. J'ai lu (le volume doit avoir une vingtaine d'année, bien avant le blog) un gros Biblos comprenant plusieurs recueils de nouvelles de Marcel Aymé, j'avais adoré mais bien sûr, je ne me souviens plus des nouvelles une à une...
    Je ne suis pas une relectrice, mais je le garde précieusement !

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    1. Je crois que je relirai La traversée de Paris, ou du moins certains passages, rien que pour rire à nouveau !!

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