LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Trois femmes disparaissent" - Hélène Frappat

"Chaque génération de femme est-elle condamnée à devenir la version dégradée de la précédente ?"

Voilà un texte déroutant, sorte d’enquête dont la restitution, d’un point de vue formel mais aussi par son contenu, révèle la dimension obsessionnelle qu’elle a acquise pour celle qui l’a menée, et qui se désigne comme "la détective".

Cette détective, c’est Hélène Frappat qui, saisie par leurs similitudes, s’est penchée sur les destins de trois actrices hollywoodiennes par ailleurs parentes : une mère, sa fille, puis sa petite-fille.

La première est Tippi Hedren. Le récit s’appuie en grande partie sur les mémoires qu’elle a publiées en 2016, à l’âge de 96 ans. Repérée par Alfred Hitchcock dans un spot publicitaire ("trouvez la fille !" ordonne le maître à ses assistants), elle tournera avec le cinéaste deux films d’anthologie : Les oiseaux et Pas de printemps pour Marnie. Les tournages sont une véritable torture. Hitchcock se montre pervers et abusif, lui demande d’être "sexuellement accessible et disponible pour lui". Elle refuse. Il le lui fait chèrement payer… Certaines scènes du premier film sont tournées avec de véritables oiseaux, durent de longues heures dont Tippi sort blessée et tétanisée par la terreur. Elle est, et ce devant de multiples témoins passifs, littéralement maltraitée, sacrifiée au regard et au pouvoir masculins. Elle est par ailleurs seule car ostracisée : "le Maître" a interdit à quiconque, sur le plateau, de lui adresser la parole, et il la fait surveiller en permanence, y compris en-dehors des heures de tournage, par des membres de son équipe.

En 1976, après une carrière chaotique qu’Hitchcock a fait en sorte de détruire, elle "disparait" en se réfugiant dans un ranch encerclé de pins parasols et peuplé d’énormes animaux à fourrure -lions et autres bêtes sauvages.

C’est là que grandit sa fille Melanie, au milieu des fauves, risquant sa peau tous les jours. Elle aussi connait la violence sur une de ses premières expériences de tournage. Celui de "Roar", réalisé par son beau-père au sein même de leur ranch, dure onze ans, et lui vaut cinquante points de suture au visage et plusieurs opérations de chirurgie esthétique pour réparer les dégâts occasionnés par les gros félins participant aux films. Par la suite, Melanie Griffith jouera souvent nue, et disparaitra elle aussi, devenue invisible à un moment de sa carrière ou, bien que tournant toujours, on ne cesse de lui demander pourquoi elle ne travaille plus. 

La troisième femme est Dakota, "doublure des deux autres", fille de Melanie rendue célèbre par son rôle dans "Cinquante nuances de Gray".

Hélène Frappat tisse des liens entre les expériences respectives de ses héroïnes, y traque les constantes qui révèlent le sort inique et cruel fait aux femmes dans une industrie du cinéma où la fonction de l’actrice est d’être vue, et où il est par conséquent admis que son corps, son visage, son regard appartiennent aux autres : au public, et au cinéaste, ce dernier étant quant à lui intouchable. Elle met en évidence, sur cinq décennies, la répétition des mécanismes de soumission. L’actrice devient un objet sexuel sur lequel se projettent les fantasmes des hommes, la limite entre spectacle et dépossession du corps étant à chaque fois franchie. Vient ensuite l’implacable vieillissement qui condamne à l’oubli.

Mêlant témoignages issus des mémoires de Tippi Hedren, évocation de scènes de films et bribes de souvenirs d’Hélène Frappat révélant les manies et les obsessions héritées des traumatismes de sa propre mère, le récit fait se confondre les rôles avec celles qui les incarnent, devenues prisonnières de représentations féminines fragiles et humiliantes. 

Le texte se déroule en une succession de brefs paragraphes que l’auteure ponctue de sortes de comptines cruelles et répétitives qui donne au texte une dimension elliptique et lancinante. Le procédé, en révélant les efforts pour créer des correspondances parfois tirées par les cheveux, peut donner un aspect artificiel au propos, qui en perd alors de sa force. Mais on éprouve en même temps une certaine fascination pour la démarche entreprise par Hélène Frappat et la manière dont elle la mène, l’effet de sa quête sur l’écrivaine ayant finalement autant -voire plus- d’intérêt que son sujet lui-même.

Commentaires

  1. Ce livre semble en effet très déroutant mais le propos est intéressant.

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    1. La forme est surprenante, parfois un peu maladroite à mon avis, mais la démarche est en effet intéressante, et on en apprend de belles sur Alfred Hitchcock, qui n'en sort pas vraiment grandi..

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  2. Le sujet me tenterait, mais pas du tout "la dimension elliptique et lancinante" ... Ta note me donne l'impression qu'à son tour l'autrice a utilisé la figure de ces trois femmes pour son propos.

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    1. Oui, il y a de ça par moments, comme si ses héroïnes n'étaient qu'un prétexte à illustrer une réflexion préexistante, mais pas que... je ne regrette pas ma lecture, le travail sur la forme est intéressant, même s'il manque parfois de subtilité, et la manière dont Hélène Frappat se focalise sur certains aspects de son sujet est assez fascinant, car révélateur de ses propres obsessions.

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  3. Un ami m'a conseillé ce livre, mais en lisant ton billet, je me dis que ce n'est pas pour moi: c'est la partie cinéma qui m'intéresse, beaucoup moins les commentaires de l'autrice.

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    1. Il est court, et se lit très vite : tu peux peut-être attendre sa sortie poche ou l'emprunter en bibli pour tenter tout de même ...

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  4. J'avais lu un roman de Frappat qui m'avait déplu, du coup, ce texte ne m'attire aps plus que ça...

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    1. C'est personnellement le premier titre que je lis de cette auteure. En relirai-je d'autres ?... à voir !

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  5. Je crois l'avoir feuilleté, mais j'aurais préféré que l'auteure ne cherche pas les complications, l'histoire est extraordinaire comme cela!

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    1. C'est vrai, il y a de la matière dans le sujet même, mais finalement, la manière dont l'auteure aborde son sujet donne une dimension intime supplémentaire au récit qui est intéressante..

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  6. J'ai bien peur que ce soit une lecture qui m'énerve beaucoup. Je préfère éviter. J'avais entendu parler de la dureté de Hitchcock, mais je ne pensais pas que c'était à ce point-là. J'ai toujours du mal avec la répétition de la maltraitance dans une lignée de femmes.

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    1. Je ne m'étais jamais intéressée à la personnalité d'Hitchcock, mais je suis sortie de cette lecture abasourdie par sa perversité, et l'impunité avec laquelle il a pu s'y adonner...
      Et vu tes réserves, je te confirme que tu peux laisser passer ce titre !

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  7. Quel constat de départ complètement erroné :) ! Mais qui suscite l'intérêt, sans aucun doute...

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    1. Oui, je me dis avec le recul que c'est un récit vraiment curieux. Le postulat à partir duquel l'auteure bâtit son "argumentaire" peut sembler complètement tiré par les cheveux, mais ça passe quand même, et la façon dont la forme fait écho au propos obsessionnel est frappante.

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