LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le dernier des siens" - Sibylle Grimbert

"(…) cet oiseau mourait d'avoir été la matière première de ragoût, de steak noir, d'huile qui n'était même pas meilleure que celle des baleines."

1834. Gus est l’employé d’un naturaliste lillois pour le compte duquel, stationné dans l’Archipel écossais des Orcades (près de l’Islande), il étudie la faune d’Europe du Nord. Lors d'une partie de pêche à laquelle il participe en tant que spectateur, il recueille un Grand Pingouin blessé, qu'il ramène chez lui. D'abord enthousiasmé par l'intérêt scientifique que représente la capture de cet oiseau rare, il noue avec lui une relation de plus en plus profonde.

Ses observations du comportement de l’animal suscitent dans un premier temps une analyse typiquement anthropomorphique, consistant à juger les attitudes du pingouin à travers le prisme des intentions et des émotions humaines. Puis, la difficulté -car personne n'a jamais pu approcher d'aussi près un tel animal - à décrire ses attributs physiques, la nature de ses cris, la manière dont il se déplace, bref, la découverte de tout ce qui fait la singularité inédite du pingouin, lui fait éprouver le besoin de vraiment le comprendre.

Sa rencontre avec Buchanan, le notaire du village, participe à faire évoluer la manière dont il considère celui qu’il a baptisé Prosp. Buchanan, à l’encontre de concitoyens qui ne voient dans le Grand Pingouin qu’une source de revenus et d’alimentation -focalisés sur une survie qu’ils ne doivent pour la plupart qu’à la pêche, en décimer la dernière colonie vivant sur leur territoire ne leur pose aucun cas de conscience- se pose d’étranges questions, notamment sur la légitimité de l’homme à faire souffrir l’animal… Bientôt, Gus ne voit plus en Prosp un spécimen mais un individu, avec sa singularité, mais aussi des réactions, des besoins et des envies qui à la fois lui sont propres et sont valables pour tous ceux de son espèce. Une relation forte s’installe entre l’homme et l’animal, faite d’apprivoisement mutuelle et de désintéressement.

L'extinction d’une espèce est alors une notion quasi impensable, et il est encore plus inimaginable que l’homme puisse en être responsable. L’exemple récent du dodo est considéré comme une exception, un accident. La terre est trop vaste, la mécanique naturelle trop bien huilée pour permettre la fin de ce qui n’est pas nuisible à l’homme… Pourtant, entre la valeur marchande des dépouilles, des plumes, des becs et des œufs des Grands Pingouins, et le fait que les femelles ne pondent qu’un œuf par an, cette espèce risque de disparaître.

Gus pressent peu à peu la possibilité que Prosp soit ainsi le dernier des siens, une prise de conscience de plus en plus vertigineuse face à la solitude de cet animal sans semblable, qui n'a aucun langage commun avec ceux qui l'entourent, qui est "le dernier à connaître les sensations, le langage, l'instinct des siens, le seul de toute la non éternité des Grands Pingouins à ce souvenir des plus de cent mille ans qu'il (vient) de passer sur terre" et qui finalement, au contact de l’homme, n'est même plus vraiment un Grand Pingouin. Il s'enfonce dans le désespoir que suscite par ailleurs l’idée que cette disparition est aussi la perte d’un savoir unique, infime rouage néanmoins infiniment précieux de tous les mécanismes qui mettent en branle le monde naturel, et qui en font la beauté et la complexité.

Héros banal face à un événement exceptionnel, Gus tire aussi de sa relation avec Prosp la profonde et paradoxalement rassurante conviction de l’inutilité de l’homme dans le fonctionnement miraculeux de ce monde qui respire seul, indifférent à sa présence, qui existait avant qu'un être humain ne le regarde et qui continuera bien après, et l’idée de la capacité de ce dernier à nuire à son environnement en devient d’autant plus révoltante.

Implanter l’intrigue de ce roman bouleversant dans la première moitié du XIXème siècle permet à Sibylle Grimbert de lier l’histoire de Gus et de Prosp à l’actuelle dévastation environnementale dont, le doute n’est plus permis, nous sommes les seuls responsables.


Les avis d'A_girl, de Kathel, de Doudoumatous et de Canetille.

Commentaires

  1. Un bon bouquin, je n'en disconviens pas, mais comme j'ai lu précédemment Du temps où les pingouins étaient nombreux, je préfère la non fiction, même bien faite.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je vais faire l'inverse : j'ai noté chez Sandrine "Lettre au dernier Grand Pingouin", qui est une non fiction...

      Supprimer
  2. Un de mes romans préférés de l'année dernière, par le sujet qui me passionnait mais aussi la manière dont le texte est écrit et construit !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est d'ailleurs chez toi que je l'ai noté en premier. Le sujet est rendu d'autant plus passionnant par son contexte je trouve : cette confrontation avec l'extinction d'une espèce à une époque où c'est inimaginable, c'est vertigineux... et le récit est en effet bien mené, c'est à la fois subtil, et de plus en plus intense.

      Supprimer
  3. J'ai trop peur de cette réalité ... De temps en temps, je préfère faire l'autruche, lâchement ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Disons que le Grand Pingouin ayant disparu il y a maintenant presque un siècle, je me suis peut-être sentie moins révoltée qu'en lisant des textes sur des extinctions "en cours", pour lesquelles on pourrait encore faire qq chose...
      J'attends de voir comment j'accueillerai la lecture de "Lettre au dernier Grand Pingouin", noté chez Sandrine et qui, en tant que non fiction, aura peut-être plus d'impact.

      Supprimer
  4. Je me trompe peut-être mais je ne te sens pas plus enthousiaste que ça. Peut-être le coté romanesque, si je comprends bien, ou le fait que l'intrigue se déroule au 19ème siècle ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu es fine mouche dis donc...car oui, le récit est bien mené, la thématique m'a beaucoup intéressé, et j'ai trouvé la manière de dépeindre la relation entre Gus et Prosp souvent touchante, et pourtant, il m'a manqué quelque chose, c'est vrai. Je me suis parfois sentie à distance, et c'est peut-être, comme tu le suggères, lié à l'époque de l'intrigue, qui fait que l'on a un peu de mal à se sentir proche de Gus...

      Supprimer
  5. Un texte beaucoup vu sur les blogs ; je ne me suis pas encore décidée à le lire.

    RépondreSupprimer
  6. Lu également, pas chroniqué ( A girl m'a attendu longtemps, mea culpa, je ne parviens absolument pas à reprendre le blog ). Un roman intéressant, prenant, mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable. J'ai vu ce matin qu'il est paru en format poche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu résumes parfaitement mon avis, même si je ne l'exprime pas clairement dans ma note (mais il y a des malines, comme Doudoumatous...) : malgré ses qualités, ce n'est pas un coup de cœur, et il ne restera pas dans mes lectures marquantes de l'année. Et il vient en effet de sortir en poche.
      J'espère que tu seras de nôtres pour le RDV du 2/10 avec Giono, malgré ta difficulté à reprendre le chemin du blog (les vacances ont été trop bonnes ? ou tu es dans une phase de lassitude ?)....

      Supprimer
    2. Pas vraiment de vacances dans notre cas, même si le rythme fut plus doux. Plutôt l'esprit encombré. J'ai bien noté le rendez-vous Giono, je suis dans les affres du choix :)

      Supprimer
    3. J'espère que les vacances seront pour plus tard dans ce cas...
      Et pour Giono, je ne me suis finalement pas du tout orientée vers les titres envisagés au départ...

      Supprimer
  7. Le sujet me plaît mais on sent bien que tu as aimé, sans plus (non, je ne suis pas spécialement perspicace). On verra bien s'il croise mon chemin, ce fameux pingouin.
    nathalie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mon avis doit transparaître à travers les lignes alors... :)
      Mais n'hésite pas tout de même s'il croise ta route en effet, ça reste une lecture intéressante, et le ton, compte tenu du contexte, sonne juste.

      Supprimer
  8. J'ai adoré suivre l'évolution des relations entre Gus et Prosp. J'ai trouvé que l'auteure avait réussi à les rendre très réalistes. Et je me suis complètement attachée à Prosp, mais j'ai un faible pour les pingouins.^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai, c'est non seulement réaliste, mais aussi complètement crédible compte tenu de l'époque à laquelle se déroule le récit..

      Supprimer
  9. Impossible de laisser un com' hier ici, problème de fonctionnement parait-il... Je disais juste que ce livre est fait pour moi, sans doute, et qu'il faut que je le lise.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour les commentaires, j'ai remarqué que cela peut arriver quand on met du temps à les valider, j'ai eu le même pb ce matin chez Doudoumatous, qui est aussi sur blogger. Il faut alors copier son commentaire, et le reposter après avoir rafraichi la page (il faut parfois le faire 2 ou 3 fois pour que cela fonctionne..).
      Et pour ce Grand Pingouin, je crois bien en effet qu'il pourrait te plaire ! J'ai hâte de mon côté de découvrir Lettre au dernier Grand Pingouin noté chez toi.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.