"Les nuits que l’on choisit" - Elise Costa
"La justice n’est-elle pas là pour empêcher les hommes de devenir fous ?"
Le récit s’appuie sur des affaires qu’elle a suivies, dont certaines, très médiatisées, parleront forcément au lecteur. Elle aborde ainsi ses méthodes de travail, leur aspect matériel et anecdotique – les trajets en train qui cassent le dos et les lits d’hôtels miteux, son format préféré de bloc-notes…- mais aussi et surtout la démarche, intellectuelle et morale, qui les définit.
L’expression de sa difficulté à trouver ses amorces est révélatrice de l’objectif qui oriente ses écrits, cette obsession à trouver où et à quel moment "ça a commencé", puisqu’un procès n’est jamais que la conclusion d’une histoire qui a débuté bien avant. Telle une archéologue des existences, elle traque dans celle des acteurs du drame les origines de ce dernier, le point de bascule vers le geste irréversible.
Pour ce faire, elle va à la rencontre des gens -qui prennent le pas sur les sujets de société-, "péquenauds", excentriques, obsessionnels…, s’attache aux petites choses qui permettent, si on les regarde sous le bon angle, de voir les grandes. Son but est de "raconter le bruit des autres", de faire en sorte que l’on se souvienne des victimes autrement qu’à travers leur mort, de dévoiler les angles morts, de faire tomber les illusions d’optique. D’où son appétence pour les affaires où rien n’est ce qu’il paraît. Ainsi, entre victime et bourreau les rôles parfois s’inversent, ou le mobile apparent d’un crime peut occulter des motivations profondes, anciennes, que la chroniqueuse devine peu à peu au fil des témoignages.
Son expérience lui a appris à détecter les mécanismes qui font naître obsessions et pensées irrationnelles, mécanismes de stupeur ou de déni indiscernables par ceux-là même qui les éprouvent. Ce qu’il en ressort, c’est qu’il n’y généralement derrière ces affaires criminelles ni monstres ni saints, simplement des gens et des réalités ordinaires dont l’imagination est souvent incapable de produire l’intégralité des infimes nuances, tant elles recèlent de vérités complexes, cachées, transformées par les circonvolutions de la mémoire. Des vérités qui se confrontent, s’opposent, s’assemblent, pour qu’en émerge, au procès, la vérité judiciaire.
Son récit montre comment, dans ces salles de tribunal, on fait tenir des vies entières, on met les existences à nu, dans leur insignifiance et leur grandeur, exposant leur tristesse, les ressentiments, les échecs ou les accomplissements. Les drames, familiaux ou autres, puisent leurs racines dans des maux sociétaux qui engendrent des détresses devenues ingérables ou dans le désordre d’intimités dysfonctionnelles.
Il exprime aussi la dimension ambivalente de cette justice que l’on rend "comme si elle était l’aboutissement de l’évolution de notre espèce", mais dont le décorum et la solennité ne suffisent à dissimuler les limites et les dysfonctionnements. Il y a le manque de moyens, que la lettre écrite par un greffier avant sa tentative de suicide exprime de manière poignante. Et puis la loi, rendue par des hommes, est forcément soumise à leur -même inconsciente- subjectivité. Certains verdicts, fondés sur d’intimes convictions qu’alimentent, en l’absence d’éléments suffisamment tangibles pour les étayer, des a priori sur l’accusé ou l’émotion laissée par la détresse des proches de la victime, laissent ainsi un goût amer et durable, et la conviction que la justice n’a pas été ce qu’elle est censée être. C'est peut-être la plus grande difficulté qui s’impose à ces acteurs de la justice, qu’ils soient ou non professionnels -comme les jurés-, que de savoir que faire du doute que ne vient pas atténuer, sans même parler de le lever, le procès. [Là je digresse, mais j’ai souri lorsque l’auteur rappelle une citation de Nietzche consistant à dire que "ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude", parce qu’il s’agissait du sujet de ma première dissertation de philo (comme quoi, l’événement m’a marquée)]. Dans toute affaire criminelle, affirme Elise Costa, il y a une question irrésolue, qui selon son importance a des résonnances plus ou moins douloureuses. Ainsi, tout chroniqueur judiciaire a "son affaire", celle qu’il connait par cœur et qui ne le quitte jamais parce qu’il la pense irrésolue. Il y a aussi celles qui métamorphosent, celles qui ne laissent que la somme de tous les chagrins mis au jour par l’enquête et le procès, celles enfin que l’on refuse de suivre, parce qu’elles représentent une limite qu’on ne peut franchir.
Il me semblait connaître de nom, sans en savoir plus...
RépondreSupprimerC'est le billet d'Athalie qui m'a permis de découvrir son travail, j'ai commencé à écouter certains podcasts, c'est très bien fait.
SupprimerJe ne sais pas si j'arriverai à le glisser quelque part, mais il est sans nul doute très intéressant.
RépondreSupprimerIntéressant oui, mais aussi très touchant, Elise Costa est aussi lucide qu'empathique dans sa démarche.
SupprimerIl y a une période où j'allais souvent sur le site de Slate. J'ai même lu quelques articles d'Elise Costa (effectivement en plusieurs épisodes) mais très rarement car je ne suis pas amatrice de chroniques judiciaires. Je crains toujours le côté accrocheur de ce type de lecture. Apparemment, ce n'est pas le cas ici.
RépondreSupprimerNon, ça ne l'est pas du tout, on sent dans ses écrits une vraie préoccupation et une saine curiosité pour l'humain, et puis la manière dont elle se pose beaucoup de questions révèle aussi une certaine humilité.
SupprimerJe le note. J’aime bien les récits en lien avec la justice. J’ai été jurée d’assises il y a longtemps et certaines choses sont compliquées à cerner. Merci pour cette proposition !
RépondreSupprimerAvec plaisir ! Je pense qu'il te plaira, il est à la fois instructif et émouvant. Tu y retrouveras sans doute certains des questionnements posés à l'occasion de ta mission de jurée (et quelle mission, je ne sais pas si j'en serais capable...).
SupprimerJ'ai trouvé ces chroniques fort bien écrites, et apprécié le point de vue, pas voyeur ni "racoleur" du tout.
RépondreSupprimerExactement, la posture de l'auteure, guidée par l'empathie, et ce profond besoin de comprendre les autres (pour en partie se comprendre soi-même d'ailleurs, comme elle l'exprime à un moment) fait qu'à aucun moment on ne verse dans le sensationnalisme..
Supprimerje ne la connaissais pas du tout, la justice - un vaste sujet bon je viens de lire un article sur ces infirmières qui tuent des bébés .. pas très réjouissant (et pas d'explication simple à ce geste)
RépondreSupprimerSujet terrible en effet, et comment comprendre ? C'est ce que s'efforce de faire l'auteure, et c'est cette démarche qui rend cet essai aussi passionnant qu'émouvant.
SupprimerTout comme Thaïs, j’aime bien les récits en lien avec la justice, et j'aime beaucoup les éditions Marchialy également, donc je suis assez tentée par cette lecture.
RépondreSupprimerJ'ai découvert ces éditions avec Tokyo Vice, que tu avais lu aussi, je m'en souviens... j'aime moi aussi beaucoup leur travail, et leur don pour dénicher des sujets originaux et toujours très instructifs.
SupprimerJe suis en train de lire une autre de leur publication, en lien avec un épisode de la colonisation, mais je serai cette fois un peu moins enthousiaste (je trouve la narration un peu brouillonne, et par moments fastidieuse).
En tous cas, je t'incite à lire ce titre d'Elise Costa !
Je retente un commentaire ... Je te rejoins en tout points sur ce récit et ses qualités humaines. "une saine curiosité pour l'humain", c'est exactement cela ! Je suis vraiment contente que tu l'ai apprécié et j'ai mis dans mon programme de lecture de ce mois çi Du sang dans les plumes pour revenir au true crime.
RépondreSupprimerIl me tarde de connaître ton avis sur le récit de Joel Williams...
SupprimerJe ne sais pas si tu as vu, mais les éditions 10/18 ont sorti (en format poche donc) une collection "true crime" justement, qui titille grandement ma curiosité. J'ai acquis un des titres (L'inconnu de Cleveland), conseillé par plusieurs blogs fort recommandables. Et toujours dans ce thème, j'ai lu récemment Le livre de Daniel de Chris de Stoop, qui tente de comprendre le geste des jeunes qui ont assassiné son vieil oncle pour lui voler ses économies (c'est très très bien).
J’avais déjà vu passer ce livre mais pour la première fois je suis vraiment tentée ! Merci Ingrid, j’espère te revaloir ça ;-)
RépondreSupprimerJe suis flattée ! Et nul doute que je trouverai chez toi quelques pépites...
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