"La Tour" - Doan Bui
"Le jeu des chaises musicales était l'allégorie parfaite du monde capitaliste. Il n'y avait jamais assez de chaises pour tout le monde. La vie se résumait à cette ronde absurde où il fallait se battre pour arracher des ressources trop rares."
Au début années 80, elles se remplissent peu à peu de réfugiés des régimes communistes vietnamiens et cambodgiens, dont Alice et Victor Truong, "boat people" qui détestent cette dénomination puisqu'ils sont arrivés à Paris en avion... C’est l’époque de la "France Terre d’asile", mais aussi celle d’une guerre froide qui cristallise les récupérations politiques autour de ces exilés asiatiques.
On suit la vie de quelques-uns de ses habitants sur plusieurs décennies, témoin de la détérioration progressive de l’ensemble, de l’invasion des espaces extérieurs par les mégots et les déjections canines. La communauté majoritairement asiatique qui peuple en premier lieu la tour sur laquelle s’attarde le récit l’emplit d’une vitalité féroce et grouillante. Puis s’y installent peu à peu des blancs des classes moyennes -fonctionnaires ou jeunes cadres- boutés hors du centre-ville parisien par le coût, devenu prohibitif, des loyers.
Les Truong y passeront quasiment toute leur vie, occultant sous une chappe de silence l’exil, ses pertes et ses vexations. Ils subiront dans cette nation d’accueil où ils ne seront jamais considérés comme des citoyens à part entière le racisme ordinaire, les moqueries à propos de leur accent, l’amalgame avec les immigrés chinois, qui leur vaudra des manifestations d’hostilité croissantes lors de l’épidémie de Covid-19.
Leur fille Anne-Maï reviendra vivre chez eux à quarante ans, sans emploi après avoir été victime de la politique de réduction de personnel d’une grande boîte focalisée sur l’ultra performance (mais n’est-ce pas un pléonasme ?). Née en France mais stigmatisée en raison de son apparence, il lui faudra du temps pour trouver l’équilibre entre ses aspirations de femme ayant grandi dans une société européenne et l’appropriation de racines que le silence de ses parents et la réécriture d’une Histoire passée à la moulinette des valeurs occidentales ne lui permettent d’appréhender que par bribes.
Parmi les autres exilés de la tour, l’auteure s’attarde sur Ileana, pianiste roumaine venue en France pour garder les enfants des autres et pouvoir ainsi payer les futures études de sa petite fille restée en Roumanie, cette séparation la dévastant ; sur Virgile, étudiant puis clandestin sénégalais, fan de Proust qui exerce sa passion pour la fiction en inventant des destins susceptibles d’étayer les dossiers d’obtention du droit d'asile de ses semblables. Car les sous-sols de la dalle, labyrinthe de rues souterraines reliant les parkings, sont aussi peuplés de fantômes, de voix sans visages, clochards et réfugiés qui avec le temps deviendront SDF et migrants.
Et puis il y a Clément, un sarthois venu se perdre dans l’enfer urbain dont les Olympiades sont probablement, avec sa population bigarrée révélatrice du "Grand Remplacement" qui menace la France, le dernier cercle. Clément fan de Houellebecq au point de se prendre pour le chien de l’écrivain, folie à l’origine d’un malentendu qui le fera passer pour un terroriste.
L’histoire de ces tours c’est donc avant tout celle de ses habitants, dont les destins révèlent les mutations sociétales et politiques de la France des dernières décennies, du point de vue de ses laissés-pour-compte. Doan Bui dépeint un monde d’inégalités et de rejet croissants, d’insécurité pour les plus pauvres, dont l’univers est lui-même fondé sur une hiérarchie stigmatisante, où les Roumains se vexent d’être pris pour des roms, où les immigrés en situation régulière toisent les clandestins avec mépris, et sans doute la crainte que leur seule présence remette en cause leur propre légitimité à vivre ici… Elle y souligne aussi l'inique absurdité d'un monde gouverné par la loi du marché.
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Nathalie