LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"C’est en hiver que les jours rallongent" - Joseph Bialot

"Question posée à un déporté rescapé qui devint rabbin après trois ans de camp : "Où était Dieu à Auschwitz ?"
Réponse : "Où était l'homme ?"

En préambule au récit, Joseph Bialot exprime, comme le font dans leurs témoignages tous les survivants de l’holocauste, l’impossibilité de partager cette expérience de "mort vécue" que représente le camp de concentration. Il a tenté de l’évoquer à travers des romans avant d’en conclure, des décennies après sa déportation, que dire réclame du premier degré, "au niveau du coup de poing dans la gueule", et qu’il s’agit d’ailleurs de montrer, plutôt que de dire, sans chercher d’explication. 

Engagé dans la résistance, il est arrêté en août 1944 par la gestapo, torturé puis déporté. Il a vingt et un an, "l’âge où le rêve devrait dominer". Sa jeunesse le dote d’une audace qui l’incite à prendre des risques sans doute inconscients, mais qui l’aidera aussi à s’adapter et à survivre. En janvier 1945, alors que les nazis, fuyant l’Armée Rouge, embarquent avec eux les détenus d’Auschwitz encore valides, leur imposant ce que l’on désignera de manière aussi funeste que significative les Marches de la mort, Joseph Bialot fait partie de ceux qui, malades et alités à l’infirmerie, restent au camp. Il finit par gagner, avec deux de ses camarades, Varsovie, puis Odessa, d’où il embarque sur un paquebot en mai 1945, pour rentrer chez lui.

Son témoignage alterne entre la description du quotidien du camp et ses souvenirs du séjour à Varsovie ou de son retour en France. 

Il évoque Auschwitz dans toute son absurdité brutale et inimaginable, l’humiliation et le reniement de l’humanité que formalise dès l’arrivée cette tonte qui fait qu’on ne se reconnait plus dans le regard de l’autre. On y fait aussi l’expérience de la peur au sens le plus réel, le plus strict du terme du terme. On y perçoit les relations entre les hommes sous un angle insoupçonné, celui de l’absence de loi, si ce n’est celle de la matraque. Auschwitz, c’est le délire et le chaos total, "la connerie humaine élevée en mode de vie", un "pays du non-droit, du sans dieu, du sans âme, du sans pitié", qui efface tout ce que vous étiez avant et vous remodèle ("c’est à Auschwitz que j’ai été élevé"). On y meurt, enfin, à multiples reprises, perdant sa réalité par bribes, "comme une planche qu’on rabote, copeau après copeau, copain près copain". La mort définitive, quant à elle, survient de manière arbitraire et devient banale : "un homme qui tombe, ça fait "flac" quand ça heurte le sol, seulement "flac". Une gifle sans écho".

C’est le règne de la survie, de la débrouille. On se prostitue pour un bout de pain, on risque sa vie pour une paire de chaussures… Il s’agit de tenir, physiquement mais aussi psychologiquement, en se forçant à se souvenir de soi et des autres, malgré l’incontestable domination de la faim, qui fait oublier tout le reste, y compris ce que vous êtes ou ceux que vous aimez. 

Joseph Bialot nous immerge dans l’inhumaine et cauchemardesque laideur du camp, royaume de la merde, des maladies, des cris et des plaintes incessantes, mais il en extirpe aussi certains moments de grâce restés dans sa mémoire : l’improbable beauté lumineuse d’une femme, l’acharnement des communistes à rester combatifs et à garder leur esprit collectif -les seuls selon l’auteur, qui suppose qu’ils le doivent à leur formation idéologique et à leur discipline, les manifestations soudaines de solidarité pour aider un camarade…

C’est néanmoins un désespoir profond quant à l’humanité qu’a laissé à Joseph Bialot l’expérience de sa déportation, qui s’est juré en quittant le camp de ne plus jamais militer, et de laisser les idéalistes sauver le monde. La marque laissée par Auschwitz ne s’effacera jamais, un infime stimulus -une odeur, un visage, une couleur- et il y repart, tout comme ses nuits, trente ans après, continuent d’être hantées de cauchemars.

Alors oui, "C’est en hiver que les jours rallongent" est bien, la plupart du temps, "au niveau du coup de poing dans la gueule", porté par un style efficace, voire sec et en même temps il nous surprend par ses pointes de poésie et d’humour. Un humour certes macabre, sombrement ironique, recourant à des images déroutantes -comme lorsqu’il décrit par exemple les détails d’un tabassage en le rapprochant des gestes d’un chef-d’orchestre dirigeant un concert- mais qui par sa simple présence distingue ce récit des autres témoignages que j’ai lus sur les camps de concentration en lui conférant une tonalité singulière, et traduit sans doute chez l’auteur l’inconsciente nécessité, malgré tout, de prendre une certaine distance.

Quant à la poésie, en voici un extrait qui, en plus de conclure mon billet, l’illustrera bien plus efficacement que mes mots :

" … lorsque le ciel pleure d’humiliation d’avoir à coiffer un pareil pays, lorsque la terre en dégueule de honte sa boue liquide, lorsque les pierres et les arbres en frémissent de rage et d’impuissance. Les seuls encore capables de gémir".


J'ai fait cette lecture en prévision de l'activité habituellement organisée du 27 janvier (Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah) au 3 février par Eva & Patrice et Passage à l'Est !, consistant à lire sur le thème de l'Holocauste, mais ils ont fait le choix de ne pas la renouveler cette année. 

Nous sommes néanmoins plusieurs à avoir honoré le rendez-vous : Keisha, Agnès : ICI et LA, Nathalie, Passage à l'Est!

Commentaires

  1. En lisant ton billet, je pense à Si c'est un homme de Primo Levi (que je n'ai toujours pas lu) et aux Bienveillantes de Jonathan Littell (que je n'ai pas pu terminer). Ta citation au début du résumé est tellement parlante... l'homme peut si facilement tomber dans la barbarie. Mais j'ai envie d'être positive et penser à ceux qui se sont révélés courageux au cœur de l'horreur, les Justes, les résistants.

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    1. On pense en effet à Primo Levi au cours de la lecture : la relation du cauchemar quotidien, de l'entreprise permanente d'humiliation, les combines pour survivre.. on retrouve dans les deux textes beaucoup de points communs, même si le ton diffère un peu. Quant aux Bienveillantes, c'est tout de même différent, dans la mesure où c'est une fiction, qu'elle se place du côté du bourreau, et que l'auteur y a particulièrement soigné la forme. Bon, c'est sûr que c'est le genre de lecture qui ne réconcilie pas avec l'humanité, mais tu as raison, on trouve aussi dans le récit des manifestations de solidarité qui peuvent redonner un peu d'espoir..

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  2. Alors là, je dois lire ce livre!!! L'année prochaine? Car oui, ce rendez vous perdure et c'est bien.

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    1. Rendez-vous en 2025, dans ce cas, pour renouveler notre participation à cette activité devenue officieuse mais toujours aussi inspirante !

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  3. J'ai lu deux romans policiers de Joseph Bialot. Dans "186 marches vers les nuages" il utilise ses souvenirs des camps pour écrire. Quant à l'humour sur les camps, j'ai lu plusieurs romans sur le sujet : "La zone d'intérêt" de Martin Amis, totalement raté à mes yeux et "Mon Holocaust" de Tova Reich, hyper drôle.

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    1. Bon je note aussi ces romans policiers. J'ai déjà entendu parler de Mon Holocaust, faut vraiment que je le lise à mon tour !

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    2. @Sandrine : je note moi aussi "Mon Holocaust". Et j'y pense, il y a aussi Hilsenrath, bien sûr, qui a écrit sur le sujet avec humour, dans Le nazi et le barbier par exemple.. c'est un humour toutefois très différent de celui de Bialot, qui est très cynique.

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  4. Ah tu fais un petit recensement. J'ai encore deux billets prévus, une lecture et une exposition.
    Je note ce titre qui a l'air intéressant, en témoignant et en prenant de la distance tout à la fois.

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    1. C'est tout à fait ça ! J'attends tes autres billets avec impatience, j'essaierai de les recenser aussi dans ma prochaine chronique sur le thème.

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  5. Je l'ai lu à sa sortie (bien avant le blog) et j'avais été touchée par ce récit. Même si j'en ai lu un certain nombre, chacun d'entre eux a sa singularité.

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    1. C'est vrai que chacun se distingue par son ton, et certains sont plus marquants que d'autres. J'ai notamment été impressionnée par Etre sans destin d'Imre Kertesz, dont le style est très particulier.

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  6. Brrr, je ne peux pas dire que j'ai envie de le lire... "la connerie humaine élevée en mode de vie" trouve toujours des adeptes dans tel ou tel pays, et ça ne rassure pas...

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    1. Ce ne sont pas des lectures réjouissantes, c'est certain, il faut alterner avec des textes plus légers !

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  7. je sais qu'il me reste encore de nombreux livres à lire sur le sujet je ne veux jamais me dire que j'en ai trop lu mais je ne peux aussi les lire qu'à petites doses car sinon mon moral est atteint

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    1. Nous sommes d'accord, ce sont des lectures éprouvantes...

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  8. Bravo d'avoir honoré ce rendez-vous.

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    1. Bonjour Marie,
      merci pour ta visite.
      J'étais un peu peinée que l'activité s'arrête, même si je n'en veux pas aux ex organisateurs, qui ont sans doute de très bonnes raisons de le faire, et je suis ravie de voir que nous avons été plusieurs à lui rester fidèles... C'est un sujet qui ne doit pas tomber dans l'oubli.

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