"La chronique de Belgrade" – Ivo Andrić
"Marcher malgré le danger, voire le chercher et s’y plonger, voilà ce que signifiait se libérer."
Cela donne lieu à de féroces descriptions certes savoureuses…
L’une est affublée de "courtes jambes, (d’un) triple menton (et d’une) petite moustache drue, de strates de graisse abondantes en quantité peu commune et à des endroits inattendus", l’autre, également courtaude, pourvu d’un "visage blême et adipeux", déploie une "énergie agressive malgré ses jambes éléphantesques".
… mais le recours à ces viragos, dont on comprend rapidement qu’il est prétexte à mettre en évidence, en créant une opposition entre ces héroïnes et leurs discrets époux, les qualités a priori invisibles de ces deniers, est aussi un peu vexant pour une lectrice, d’autant plus que cela ne s’arrange pas vraiment par la suite. La troisième nouvelle met en scène un couple dont le mari passe outre la lâcheté et la frayeur de sa conjointe pour dissimuler un de leurs proches poursuivi par la milice allemande. Dans la suivante, bien que "bonne et toujours souriante", l’héroïne a "une cervelle de moineau" et est "fidèle comme un chien" !
Ma lecture terminée, j’ai constaté avec surprise que la postface de l’ouvrage est justement dédiée à "L’image de la femme dans La chronique de Belgrade". Le traducteur du recueil, après y avoir analysé le comportements des héroïnes à l’aune du contexte social dans lequel elles évoluent, la conclue en écrivant qu’on pourrait en déduire qu’Ivo Andrić était misogyne (je confirme...), idée contredite, réfute-t-il aussitôt, par le reste de son œuvre, précisant par ailleurs que le caractère détestable des épouses des deux premières nouvelles rend d’autant plus évidentes les qualités des figures féminines lumineuses qui apparaissent, discrets personnages secondaires, dans certains de ses autres textes. Soit.
Les principaux protagonistes de ces histoires sont donc des hommes réservés et soumis, portant leur lourde croix conjugale avec fatalité et dignité. Ils ont parfois, dans leur jeunesse, montré quelque talent qui aurait pu leur ouvrir les portes d’une destinée plus gratifiante, mais le contexte -historique, familial- les a ravalés au rang d’individus dont la vie ne compte pas. De ces êtres insignifiants, invisibles, l’auteur révèle les forces et les qualités.
C’est criant dans la deuxième nouvelle, Zeko, qui avec ses plus de cent vingt pages, charpente le recueil, et dont le titre est aussi le surnom attribué au héros. C’est un petit homme calme, en qui "tout est docilité et civilité". En le suivant sur plusieurs années, nous assistons à la lente maturation qui le mène à une forme d’émancipation à la fois intime et intellectuelle, notamment grâce à des rencontres. Il fréquente ainsi une petite communauté hétéroclite, populaire et joyeuse vivant sur les bords de la Save, composée "d’êtres comme les autres, mais moins gênés aux entournures et plus libres". Et surtout, il renoue des liens réguliers avec la famille de sa belle-sœur, qu’il a toujours appréciée, et qui est revenue vivre à Belgrade après plusieurs années d’absence. Il entretient avec ses neveux et nièces une affection pudique mais profonde, et se rapproche bientôt du cercle qu’ils constituent avec de jeunes gens entrés en résistance contre l’occupant.
(Là, je réalise que mon billet part dans tous les sens, et qu’il devient urgent de le recentrer…)
Comme l'annonce le titre de l’ouvrage, le recueil, résultat de la compilation par la Fondation Ivo Andrić de huit nouvelles de l’auteur écrites entre 1946 et 1951, a pour cadre la ville de Belgrade, mais ce qu’il est surtout important de préciser, c’est qu’elles se déroulent principalement entre 1941 et 1944, dans une ville subissant l’occupation allemande puis les bombardements alliés, avant d’être libérée par l’Armée Rouge et les Partisans de Tito. C’est une période de ténèbres, au cours de laquelle les Belgradois font l’expérience de la destruction, de la souffrance et de la peur, qui bouleverse les êtres, "met les vies intérieures sens dessus dessous" et arrache les masques, révélant des traits inattendus y compris pour soi-même : bassesses et cruauté, mais aussi grandeur et beauté.
"La chronique de Belgrade" est ainsi le portrait de résistants, non pas tant de ceux dont l’engagement est évident, démontré, que de ceux qui, avec humilité mais détermination, agissent à la mesure de leurs moyens, portés par un sens du devoir plus instinctif que moral ou politique. On y croise aussi ceux qui, focalisés sur leur propre survie et la sauvegarde de leurs biens, ont tiré profit de l’occupation allemande, ou qui ont laissé leurs domestiques à demeure pour éviter les pillages pendant qu’eux-mêmes fuyaient les bombardements en s’exilant à la campagne… Il y est, enfin, question de l’immense majorité qui pendant l’occupation s’est efforcée de continuer à mener une vie normale en fermant les yeux, mangeant, buvant aux terrasses des cafés, se préoccupant de ses soucis personnels, pendant qu’on pendait nombre de ses concitoyens.
J'ai lu les "Contes de la solitude" du même auteur, l'an dernier pour le mois de l'Europe de l'Est. Il s'agit là de portraits d'hommes plutôt. J'ai aimé mais moins que je ne l'espérais. Je ne sais pas trop dire pourquoi. Je devrais peut-être faire une nouvelle tentative avec cette "Chronique de Belgrade". J'ai ajouté ta proposition à la liste des Bonnes nouvelles mais, comme cela arrive parfois (notamment avec les pays de l'ex bloc de l'Est) , l'indication de la nationalité m'a posée question. Ivo Andrić est né en Bosnie dans une famille croate. Il a eu plus tard la nationalité serbe et a fini sa vie à Belgrade, alors capitale de la Yougoslavie. Babelio (comme Wikipédia) a tranché en lui attribuant la nationalité yougoslave. Pour ma part, j'ai respecté son choix de nationalité serbe. Qu'en penses tu ?
RépondreSupprimerJe me suis posée la même question que toi au moment d'ajouter au billet l'étiquette relative à sa nationalité. Et j'ai moi aussi opté pour la Serbie, le recueil étant traduit du serbe.. donc nous sommes d'accord !
Supprimerdouble bonne raison ! C'est parfait !
SupprimerTout ce que tu écris au sujet de la place des femmes et du regard sur elles m'interpelle et me fait noter ce titre. Merci !
RépondreSupprimerC'est assez flagrant, voire presque choquant au début du recueil, cette description de figures féminines abjectes.. ça s'atténue un peu par la suite. Il n'empêche que j'ai apprécié ce recueil, qui nous montre Belgrade sous un angle particulier qui sert de prétexte à l'auteur pour dresser des portraits touchants de "héros" ordinaires.
SupprimerJ'ai pas trop de doute sur la vision traditionnelle et conservatrice qu'il a des femmes, mais évidemment c'est toute la peinture de ce petit monde qui est intéressante. Je n'ai pas lu ce recueil, mais j'en ai acheté un autre... que je lirai... bientôt peut-être !
RépondreSupprimernathalie
Nous sommes d'accord : la manière dont il dépeint les relations familiales, dont il pointe les travers de ses personnages, est savoureuse !
SupprimerJe n'ai guère envie de me plonger dans cette vision du couple ni dans l'ordinaire de la vie sous l'occupation allemande en Serbie. Je devine trop le côté sombre.
RépondreSupprimerC'est sombre en raison du contexte, mais ce n'est pas pour autant un recueil plombant, l'auteur anime son "petit monde", comme l'écrit Nathalie, avec à la fois tendresse et lucidité. L'ensemble est très vivant, et même parfois drôle..
SupprimerSi je comprends bien, il s'agit de textes qui mettent en scène Belgrade pendant la guerre, mais ce sont les portraits de femmes qui ont particulièrement retenu ton attention. Il faut qu'on est pointilleux de nos jours sur le sujet...
RépondreSupprimerPeut-être aurait-il fallu changer l'ordre des nouvelles : c'est le fait de commencer par deux textes mettant en scène des personnages féminins très ressemblants dans leurs travers, avec cette même mécanique d'y opposer la bonne nature de leurs maris, qui laisse une impression durable à la lecture.. on trouve dans le recueil de belles figures féminines, mais elles sont évoquées de manière très succincte.
SupprimerCeci dit, cela ne m'a pas empêché d'apprécier l'écriture d'Ivo Andric et sa capacité à rendre ses univers très vivants..
Ivo Andric fait partie de ces auteurs que je veux absolument lire. Je pense plutôt commencer par les Contes de la solitude, mais je verrai finalement en fonction de ce qui me tombera sous la main en premier. En étant prévenue de cet aspect qui peut paraître misogyne, je le trouverai peut-être moins perturbant pour ma lecture.
RépondreSupprimerC'est possible... et comme tu l'auras compris, je recommande tout de même !
SupprimerTon avis sur ce recueil de nouvelles ne me donne pas trop envie de découvrir l'auteur... L'aspect misogyne des textes m'agacerait sûrement. Une alternance avec des récits où les femmes auraient été mises en valeur par des hommes faibles et laids aurait été plus convaincante.
RépondreSupprimerOui, sans doute, mais ce qui a motivé le regroupement de ces textes en particulier, c'est le lieu et la période. La thématique est clairement centrée sur Belgrade en guerre, et sur ce que cela provoque chez les individus. Tu peux peut-être essayé de découvrir cet auteur avec d'autres titres : si j'en crois la postface, on trouve dans d'autres de ses textes de beaux personnages féminins...
Supprimerlisant beaucoup de romans de l'ex-Yougoslavie, il est dans ma liste mais je n'accroche pas vraiment au style, du coup je repousse ma lecture...
RépondreSupprimerAh, j'ai bien aimé l'écriture, personnellement.
SupprimerEst-ce que je supporterai le côté misogyne que tu décris ? Si j'ai envie de faire connaissance avec l'auteur, il vaudrait mieux que je commence par un autre titre.
RépondreSupprimerExactement § Seulement je serai bien en peine de t'en conseiller un .. tu peux peut-être aller fouiller chez Nathalie ou chez Eva & Patrice.
Supprimerivo Andric est un auteur que j'ai fréquenté avec des voyages dans les Balkans. J'ai vraiment beaucoup aimé Un Pont sur la Drina, La chronique de TRavik, Titanic et autres contes juifs, Omer Pash Latas je lirai volontiers ces chroniques de Belgrade.
RépondreSupprimerC'est un auteur que tu as beaucoup lu ! Sans doute le relirai-je aussi, j'avais en effet repéré Un pont sur la Drina.
SupprimerTrès bon souvenir de lecture pour moi. Je me souviens en effet très bien des descriptions peu flatteuses des personnages féminins, mais aussi et surtout du cheminement de Zeko.
RépondreSupprimerJ'ai aimé aussi, finalement, malgré cette première impression un peu désagréable !
SupprimerC'est un auteur que je ne connais pas du tout (Prix Nobel en 1961 quand même...). Malgré ma participation au challenge "Le tour du Monde en 80 livres", je lis surtout des auteurs français ou anglophones.
RépondreSupprimerJe l'ai reçu en cadeau suite à ma participation aux lectures de l'Europe de l'Est 2023, qui étaient justement l'occasion de découvrir des contrées vers lesquelles je ne m'aventure pas si souvent. Les organisateurs ont décidé d'arrêter après plusieurs années, mais il me reste une bonne pile est-européenne à lire !
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