"En salle" - Claire Baglin
"Quand l'éponge passe sur le formica, elle range les miettes dans la rainure de l'extension, elle oublie les côtés, j'essaie de ne pas y penser."
En une succession dynamique de courts paragraphes, le roman alterne entre souvenirs d’enfance focalisés sur la figure d’un père ouvrier et ceux de l’expérience professionnelle de la narratrice dans un fastfood dont l’enseigne n’est jamais précisée.
Le choix des épisodes cantonne l’intrigue au monde du travail, comme s’il constituait l’essence même de la vie des protagonistes, impression confortée par les parties consacrées à Jérôme, le père, qui évoquent la dimension aliénante, obsédante, d’une activité professionnelle dont il ne parvient même pas à se détacher pendant ses vacances.
Pour cet ouvrier et sa famille, le travail est aussi ce qui les positionne dans la société, les assigne à un rang dont il faut subir les frustrations qu’il induit : la hantise du manque d’argent et donc l’obsession de l’économie, la nécessité constante de se restreindre ; la conscience, pour les enfants, d’être par exemple moins bien habillés que les autres. La réalité pathologique de l’accumulation compulsive d’objets par la mère, ou ce que révèle de leur condition les expéditions paternelles dans les déchetteries pour y récupérer des trésors qui garderont indéfiniment leur statut de réparables, ne seront en revanche compris qu’avec le recul.
La parole semble elle-même réduite aux considérations du père sur son travail, et aux dialogues qui tournent autour du prix -toujours trop élevé- des menus que proposent les restaurants où l’on s’arrête exceptionnellement sur la route des vacances, ou quand on en revient. Le fastfood représente alors pour la narratrice et son jeune frère l’étape rêvée et intensément désirable, l’exception qui permet, le temps d’un repas, d’être comme tout le monde.
Fastfood où l’on retrouve donc notre héroïne dans un présent qui ne contient que lui, comme si là encore, le travail était le lieu central de la vie. Sauf que cette fois, on est en plein dedans, immergé dans l’action. Et on en retire une sensation vaguement cauchemardesque, essentiellement liée à la nature absurde de ce que l’on ne parvient même pas à qualifier de métier, opéré dans un restaurant qui n’en mérite pas le nom. Car comme le rappelle la narratrice, on n’y cuisine pas. La mission consiste à garantir une température élevée et un aspect conforme à ce que connait le client, c’est-à-dire identique à ce qu’il peut trouver dans tous les sites de la chaîne.
Ce qu’il faut sans doute davantage retenir que le terme "restaurant", est celui qu’on lui accole pour désigner ce genre d’endroit : "rapide". Le lieu, qui évoque une fourmilière, a d’ailleurs son temps propre, à la fois continu et comme constitué d’une succession d’instants saccadés, un temps qu’amorce le bip des pointeuses (qui ne signale que les arrivées) puis qu’alimentent des gestes répétitifs ou des tâches dont le contenu est strictement défini et proscrit toute initiative personnelle. Il est par ailleurs interdit de souffler même quand il n’y a rien à faire, la consigne est alors de "mimer l’activité".
L’individu y est anonymisé, son identification réduite à sa fonction, par ailleurs mouvante : un jour au drive (poste envié dans la mesure où les mains y restent intactes), un autre aux "frites" (où, à l’inverse, les doigts se couvrent de stigmates dont certains ne partiront jamais) ou en salle, lieu abhorré pour la pression qu’on y subit.
La plume, directe et précise, traduit le rythme des tâches et des échanges, révèle en quelques mots les caractéristiques de cet univers professionnel, ses méthodes d’encadrement infantilisantes et uniformisantes, son langage lapidaire, abrégé, qui participe au ravalement de l’individu à une simplicité réductrice.
Au fil de ces allers-retours entre l’enfance de fille d’ouvrier et l’infernale expérience du fastfood, Claire Baglin tisse des correspondances qui interrogent sur la perpétuation d’une aliénation que ses victimes ne semblent à aucun moment remettre en question, effet pervers d’une emprise psychologique, physiologique et matérielle ne permettant pas de prise de distance.
J ne sais plus si je l'ai lu, ou abandonné, ou laissé dans une liste?
RépondreSupprimerJe ne saurais te dire ... :)
SupprimerJ'ai bien aimé, personnellement, sans que ce soit un coup de cœur. La dynamique que crée l'alternance des deux époques, et le style qui colle au propos, ça m'a plu.
Tu rends vraiment bien, dans ton billet, le poids du quotidien de cette famille ouvrière et le caractère aliénant du fast-food... c'est oppressant.
RépondreSupprimerOui, l'auteure rend bien l'univers du fastfood, son rythme propre, sa hiérarchie, ses contraintes, et surtout cette impression que quand on est dedans, c'est comme si rien d'autre n'existait...
SupprimerJ'en avais retenu surtout le regard de la narratrice sur le père, sans y voir une perpétuation d'une aliénation... Elle se détache, me semble-t-il d'une définition de ce qu'elle est par le "travail" qu'elle réalise, ce qui n'était pas le cas de son père, fier de la reconnaissance de ses collègues ( la scène de sa préparation avant la remise de la médaille m'avait beaucoup touchée)
RépondreSupprimerJ'étais complètement passée à côté de ton billet, je crois .. A la réflexion, tu as raison... ton commentaire m'a fait cogiter sur ce qui m'avait donné cette impression d'aliénation, et je crois que c'est parce que dans les parties plus récentes, il n'est question que du temps passé au travail. Mais c'est vrai que ce qu'elle démontre ainsi, c'est que dans le cas de son père, le poids du travail s'étend complètement à la sphère privée, comme s'il ne savait se définir que par son statut d'ouvrier. Quand j'étais petite, on partait en vacances dans des campings où l'usine de mon père avait des toiles de tente aménagées pour ses ouvriers, et on se retrouvait avec d'autres couples dont les maris étaient à la fois des amis et des collègues (il y avait le soudeur, le chaudronnier...). Mais je me souviens surtout des parties de belote et de tarot nocturnes noyées dans la fumée des cigarettes !
SupprimerIntéressant, mais pas à ma médiathèque... je vais bien trouver autre chose sur ce thème !
RépondreSupprimerJ'en suis persuadée, il y a de quoi faire !
SupprimerJe l'ai abandonné ; je n'accrochais pas, ça m'a paru assez superficiel, je m'attendais à plus agressif et percutant.
RépondreSupprimerAh ? Je l'ai trouvé assez percutant, notamment dans les parties consacrées au fastfood. Je comprends que sa brièveté, et le choix de se concentrer sur de courts épisodes significatifs de son propos, peuvent donner un sentiment de superficialité, mais c'est aussi ce qui fait à mon avis la singularité de ce texte, qui fonctionne comme par flashs, et le rythme qui en résulte m'a fait adhérer sans peine à l'intrigue..
Supprimerj'ai déjà vu passer ce titre mais la lecture ne m'a pas tentée. Je connais des gens heureux de travailler dans des fast-food , ce sont souvent des étudiants qui trouvent l'ambiance beaucoup plus agréable que dans les petits restaurants où les patrons sont souvent tendus et peu aimables avec le personnel.
RépondreSupprimerJe crois que le bien-être au travail dépend beaucoup en effet de la manière dont est gérée chaque structure, et des relations qu'on y entretient avec ses collègues et sa hiérarchie, mais il y a des types d'emploi qui se prêtent moins facilement que d'autres au confort et à la décontraction...
SupprimerJ'ai lu ce livre avec un grand intérêt... Car suite à des gros pb de santé, j'ai fini ma "carrière" il y a quelques années en bossant au McDo, me disant qu'il me fallait désormais un métier manuel, où l'on fait les choses à l'instant T. Et puis l'intérêt du Mcdo, c'est que l'on peut y faire des vrais temps partiels, pour moi qui ne pouvait travailler que 15 heures par semaine... L'activité du Mcdo, comme je le dis toujours, ce n'est pas l'enfer, ce n'est pas les urgences d'un hôpital ou autre. Non, l'enfer, c'est les autres, et le management effectivement infantilisant , ridicule et à mes yeux contre productif... J'avais 45 ans... J'ai tenu 1 an et demi, avant de démissionner pour cause de harcèlement psychologique non reconnu par ma haute direction. Et contrairement à l'autrice, ce que je préférait, c'est être en salle... Car les clients je les connaissais depuis plus de 20 ans... Et si on faisait bien et humainement notre boulot, ils étaient bien moins cons que les managers... Etre en salle, pour moi, c'était être plus loin des managers, et organiser ma tâche avec mon efficacité et mon sourire client !
RépondreSupprimerMerci pour ce retour d'expérience très intéressant, et qui prouve que trouver son compte au travail dépend de nombreux facteurs aussi bien personnels qu'extérieurs .. j'ai du mal à comprendre qu'on applique encore des méthodes managériales propres à rabaisser un personnel qui s'en trouvera forcément démotivé. J'ai travaillé de nombreuses années en centre d'appels, où l'on trouve des personnes de tout âge, notamment qui sont tombées au chômage et n'ont pu retrouver d'emploi dans leur secteur d'activité, et c'était en effet souvent difficile pour elles de supporter la pression d'un encadrement immature, axé sur la productivité, ne tenant aucun compte des particularités de chacun.
SupprimerJ'ai été intéressée de lire ce docu-fiction. C'est un écrit que je recommande sur la classe ouvrière, sur le regard de deux générations. J'ai en tête un repas professionnel du père censé le célébrer : cette scène dit tout des castes sociales !
RépondreSupprimerJe ne savais même pas que c'était inspiré de la véritable expérience de l'auteure... j'ai apprécié, comme toi, cette vision sur deux temps que propose Claire Baglin, et certains passages (sur le père) sont très touchants.
SupprimerBrr, j'ai l'impression de sentir l'odeur d'huile de friture rien qu'en lisant ton billet ! Le style a l'air de diviser mais c'est tentant malgré tout, surtout avec ce parallèle entre la vie d'ouvrier du père et celle de sa fille.
RépondreSupprimerC'est à tester, oui, d'autant plus qu'il est court, et j'ai trouvé que l'alternance entre les deux époques et la brièveté des paragraphes rend la lecture facile...
SupprimerCa a l'air intéressant, comme ambiance "métier".
RépondreSupprimer(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
C'est en tous cas ce que j'ai trouvé, le style rend très bien l'atmosphère du lieu, le rythme, l'anonymisation...
Supprimer